L'Herbu

Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier

Patrice Maniglier: Sur l'université

Patrice Maniglier (né en 1973)

Patrice Maniglier (né en 1973)

 

« Il est vrai que l’université est un monde si opaque que les citoyens ont peu de chances de se faire une idée de ce que veut dire, concrètement, sa crise. (…)

 

La saison des concours de recrutement vient de s’achever. Comme chaque année, des centaines de jeunes docteurs en philosophie (la plupart déjà trentenaires) se sont jetés sur la petite quinzaine d’emplois d’enseignants-chercheurs ouverts dans les départements cette année. En vain, pour la quasi-totalité d’entre eux ! La pénurie est si grande qu’il y a facilement cent candidats par poste, dont une dizaine d’excellents. Ainsi, parmi la quinzaine d’anciens élèves de la seule École normale supérieure de la rue d’Ulm qui cette année se présentaient (dont l’État a donc financé les études pendant quatre ans de scolarité, et souvent quatre autres années pour préparer leur thèse), seulement un sur cinq environ aura trouvé cette année un emploi définitif. Que font les autres ? Certains ‘privilégiés’ occupent, pour un salaire de 1000 euros par mois, des demi-postes d’assistant d’un an, renouvelables une ou deux fois. Ceux qui, de plus en plus rares, ont réussi les concours du secondaire, iront enseigner au lycée, avec un sentiment souvent d’échec, de relégation et d’inadaptation. D’autres partiront à l’étranger, tenteront des carrières différentes, ou désespéreront dans toutes sortes de petits boulots, ‘en attendant’… Cette attente peut durer cinq ans, dix ans… Combien de travailleurs en France cumulent à la fois tant de précarité, tant de dénuement, tant de qualification ?

 

Dans ces conditions d’extrême pénurie, si vous n’êtes pas inséré dans de solides réseaux, vous n’avez aucune chance de réussir. Or les ‘puissants’ ne se battent pas pour les meilleurs, mais simplement pour les leurs. C’est la famine, pas de miettes pour tout le monde, le pouvoir est nu. Les candidats apprennent à vivre dans la peur (« Comment, tu vas écrire sur l’université ? Mais tu vas te griller ! ») et le calcul (leur recherche est parfois entièrement ordonnée à la stratégie de recrutement). La ‘liberté académique’ dont se flatte le système français, ne vaut que pour ceux qui sont ‘dedans’. Pour les autres, c’est la précarité, l’angoisse, la soumission, au jour le jour.

 

Certes, il paraîtra curieux d’aborder le problème de la réforme des universités par les déboires des normaliens, quand tant de jeunes se trouvent en détresse du fait du décalage entre leurs études et l’emploi. La misère des élites est toujours obscène : culpabilisante, comme toute misère, mais coupable aussi, parce que sa revendication semble celle d’un privilège indu. On m’accordera au moins qu’il s’agit d’un excellent indicateur de l’immensité du gâchis et de l’échec du système, puisque même les élites ne trouvent plus à s’y reproduire… (…)

 

Des solutions existent. On devrait arriver à un consensus sur le mot d’ordre suivant : une autre gouvernance contre plus de sous ; l’autonomie des universités, soit, mais pas au prix d’un désengagement de l’État. Au contraire, avec une création massive de postes. On n’a pas intérêt à se braquer sur les modalités de ces créations de postes : fonctionnaires titulaires ou moins définitifs ? Il y a quelque chose de ridicule à s’inquiéter d’une éventuelle précarisation des emplois universitaires, quand celle-ci mine déjà nos vies depuis tant d’années. Des formules post-doctorales qui permettent aux jeunes chercheurs d’envisager l’avenir sur trois ou six ans seraient déjà mieux que les contrats annuels d’aujourd’hui. »

 

 

Patrice Maniglier, « Vous avez dit ‘misère de la philosophie’ ? », in : Le Monde des Livres, 29 juin 2007, supplément au journal Le Monde, 63e année, N° 19417, p. 2.

 

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Mots clés : Culture. Université.

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