La question "peut-on", ou "doit-on", débattre avec l'extrême-droite, n'est pas nouvelle et a déjà fait couler beaucoup d'encre. Comme beaucoup de questions politiques, celle-ci est souvent posée de manière abstraite et générale, dans un monde éthéré où seules des "idées" se confronteraient, mais pour bien l'appréhender il faut envisager cette question dans le cadre d'une situation politique concrète, à un moment donné. Il existe certes des situations historiques/politiques où il est justifié de polémiquer avec les représentants de l'extrême-droite, lorsque cela est utile ou nécessaire de déconstruire leur argumentation xénophobe, raciste, autoritaire et obscurantiste. Mais il en est d'autres où accepter, ou même solliciter, le "débat" avec ces représentants décomposés de la bourgeoisie, recours ultime du capitalisme lors des crises politiques et des périodes pré-révolutionnaires, constitue une erreur et une trahison.
Donc Mélenchon a jugé bon de "débattre" avec un personnage sulfureux, condamné en 2011 pour "provocation à la discrimination raciale" et sous le coup de plusieurs autres accusations pour "discrimination" ou "exhortation à la haine" pour lesquelles ses avocats ont intenté des recours, ce qui en fait un "interlocuteur" pour le moins discutable. Ce n'est certes pas la première fois que Mélenchon enfourche son cheval blanc pour "polémiquer" avec l'extrême-droite: il s'y était déjà illustré piteusement en 2012 à Hénin-Beaumont face à la Marine Nationale, avec moins d'efficacité que Philippe Katerine dans sa chanson de 2005. Il avait été précédé dans ce domaine notamment par le célèbre Bernard Tapie, qui dans les années 89-90 s'était illustré en faisant à plusieurs reprises de même avec Le Pen père, avant de faire face lui-même à la justice.
On peut discuter sans fin pour savoir qui des deux protagonistes de ce pitoyable "débat" l'a "emporté", la seule certitude étant que le principal bénéficiaire en a été la chaîne de télévision réactionnaire BFMTV. Ce qui est certain c'est que cette opération a avant tout consisté en un "adoubement" mutuel des deux protagonistes, s'attribuant respectivement le titre de chevalier, de personnage "le plus dangereux" de ces futures élections. Il est clair que c'est celui qui pour l'instant est encore "non-candidat" qui a le plus à gagner en "crédibilité" à cette "reconnaissance" par un homme politique à la longue carrière, excellent tribun, ex-candidat crédible à la fonction suprême de la V° République, mais là n'est pas le problème principal.
Le problème principal est le choix d'un éditorialiste d'extrême-droite comme principal adversaire, alors que nous venons de subir des années de politique autoritaire et anti-sociale de la part du président en exercice, coupable des pires violences contre des manifestants depuis la guerre d'Algérie, porteur d'anti-réformes à la botte des représentants du capital, responsable d'une gestion scandaleuse de la pandémie de covid avec la casse de notre système de santé, refusant au compte des capitalistes toute action réelle face à la catastrophe environnementale et climatique en cours, d'un président sous le règne duquel la misère, la discrimination, l'insécurité, l'inquiétude n'ont fait qu'augmenter, l'écart entre riches et pauvres que se creuser, et la colère populaire que monter.
Faire de l'extrême-droite l'ennemi principal, alors que Macron aspire à se représenter, ne peut signifier qu'une chose: dès maintenant, Mélenchon se positionne en faveur de ce dernier pour le fameux "deuxième tour", dès maintenant il prépare l'appel au "front républicain" pour "faire barrage" à l'extrême-droite. En d'autres termes, dès maintenant il jette l'éponge, il ne se présente pas comme un candidat crédible à ces élections (qu'il n'est effectivement plus, comme il pouvait l'être en 2017), mais comme un soutien à la perpétuation de Macron, et avec lui à la V° République en pleine décomposition.
Il y a certes une logique dans cette attitude: celle du respect de cette République issue d'un coup d'Etat, à la Constitution bonapartiste, qui n'a de "démocratique" que le nom. C'est déjà au nom de ce respect des institutions que Mélenchon s'était arc-bouté contre la perspective de la Grève Générale face aux projets d'anti-réformes concernant le droit du travail ou les retraites, contre les Gilets Jaunes, et qu'il qualifie aujourd'hui d'ennemis les "abstentionnistes", qui manifestent de plus en plus clairement, d'élection en élection, leur rejet de la V° République, de la "politique politicienne", de ses professionnels et des médias à leur botte.
Il est certes pathétique de constater qu'après un parcours exceptionnel, parvenant à construire patiemment, et pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, une troisième force "de gauche" à côté des socio-démocrates du PS et des (ex?)-staliniens du PCF, Mélenchon soit devenu depuis la présidentielle de 2017 et la perquisition de 2018, non seulement son pire ennemi, mais encore celui des idées et intérêts qu'il prétendait défendre, ceux du "peuple" - ou plus exactement des travailleurs et démocrates, mais c'est un fait dont il faut tirer les conséquences, en se détachant de lui. Après tout, on peut arriver à se demander si, dans le fond, son but réel n'était pas d'être élu président, mais de laisser son nom dans l'histoire - à l'instar d'un Badinter, qui vient récemment d' "avouer" que lors de son combat contre l'abolition de la peine de mort il avait veillé à ce que cette loi fût bien sa loi, à laquelle seul son nom (toutefois avec celui du Prince dont il tenait sa fonction) serait attaché, et ne soit pas associée à son cabinet ministériel, au gouvernement ou au PS.
Il n'y a plus rien à attendre des élections présidentielles de 2022. Leur principale fonction n'est pas d'élire un président (qui de toute façon continuera la politique anti-sociale et pro-capitaliste de tous ses prédécesseurs depuis 1958) mais de tenter de sauver du naufrage la V° République, qui, dans le cadre de la crise mondiale de l'impérialisme, prend eau de toutes parts. Participer à ces élections comme candidats, quelles que soient les intentions de ceux-ci et leurs "programmes" annoncés ne peut que contribuer à cette tentative sans espoir. Lorsque, dans une manifestation où des milliers de personnes crient "vive Hitler" ou "vive Pétain", quelques dizaines crient au milieu des autres "à bas Hitler" ou "à bas Pétain", ils contribuent au bruit d'ensemble et donc au soutien au dictateur. Se présenter à la présidentielle de 2022 jouera ce même rôle. Les travailleurs, les démocrates, les révolutionnaires doivent enfin entendre ce que les abstentionnistes de toutes les dernières élections clament depuis des décennies: nous ne voulons plus de ce système, de cette Constitution, de ces politiciens. Abstention! C'est cela, aujourd'hui, qu'exige le respect de la démocratie, et pas la participation à une mascarade. Non à ces présidentielles de merde, dont les résultats sont connus d'avance: que ce soit Macron, Le Pen, Bertrand ou tel autre pantin qui l'emportera en définitive, ce seront les capitalistes qui croiront pouvoir respirer encore pour un moment, en attendant l'inévitable mobilisation sociale qui va finir par faire irruption. En revanche si les abstentionnistes étaient plus nombreux que le candidat ayant recueilli le plus de voix, cela porterait fortement atteinte à la légitimité de celui-ci et serait un coup dur pour la V° République, dont la portée serait plus que symbolique. N'est-ce pas pour cette perspective qu'il faudrait commencer aujourd'hui à s'organiser, comme le proposent certains (https://aplutsoc.org/2021/09/24/invitation-reunion-du-2-octobre-2021-comment-porter-laffrontement-social-contre-les-presidentielles/)?
Quant au "combat contre l'extrême-droite", ce que ne comprennent toujours pas beaucoup de représentants de la "gauche" actuelle, institutionnelle comme "critique", "citoyenne" ou "participative", c'est que ce n'est pas sur le seul terrain des débats d'idées, donc de l'idéologie, que l'on pourra marginaliser et vaincre l'extrême-droite, mais sur celui de la lutte des classes. Tant que la "gauche", qu'elle soit au pouvoir ou aspire à y être, n'aura comme perspective que de mener une politique économico-sociale à la botte de l'impérialisme pourrissant, elle ne fera que nourrir l'extrême-droite et les "idées" de celle-ci.
Alain Dubois
27 septembre 2021