L'Herbu

Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier

Gilets jaunes ou crocotophores ?

Sarcosuchus imperator, squelette exposé dans la Galerie de Paléontologie et d'Anatomie comparée du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris

Sarcosuchus imperator, squelette exposé dans la Galerie de Paléontologie et d'Anatomie comparée du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris

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La racine ‘croco’ dans le mot ‘crocodile’ n’évoque pas les crocs de cet animal, mais signifie ‘safran’ ? La même racine se retrouve dans le mot grec ‘krokotophoros’ qui signifie ‘qui porte une tunique jaune’ ? ‘Crocotophores’, voilà un nom classe pour les ‘gilets jaunes’.

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Il est une tradition dans une certaine ‘gauche’ qui consiste à considérer que les ‘humanités’, et peut-être même la ‘culture’ en général, sont un frein au progrès, à l’épanouissement de la jeunesse et au merveilleux ‘tous ensemble’ qui réunit exploiteurs et exploités. Sans aller jusqu’à dire comme Hanns Johst, le ‘barde de la SS’ « Quand j’entends le mot Kultur [qui signifie à la fois ‘culture’ et ‘civilisation’], je sors mon revolver »—expression souvent attribuée à tort à Hermann Göring (voir  Hanns Johst)—, cette vision post-moderno-caviar a pu amener certains ministres de l’Education Nationale à trouver qu’il n’y a pas de meilleure idée que d’expulser l’enseignement du Latin et du Grec des lycées, pour les remplacer par des ‘activités’, ‘ludiques’ bien entendu.

 

Ces réformateurs aux petits pieds sont bien mal inspirés. Il ne s’agit pas de regretter que nos chères têtes blondes ne puissent plus lire Homère ou Lucrèce dans le texte (encore que…), mais de constater qu’il s’agit de les désarmer face au langage, face à leur propre langue, à la leur rendre moins intelligible, moins intuitive, moins claire. Pourquoi ? Parce que le Français dérive du Latin, et que nombre de ses vocables ont été construits à partir de racines latine mais aussi grecques. Et la connaissance, même superficielle, des racines grecques et latines principales, aide à comprendre ce que nous entendons, lisons, disons et écrivons.

 

Bien sûr, il n’est pas nécessaire de comprendre d’où vient le mot ‘bus’ pour pouvoir attendre longuement ce véhicule collectif, dans des ‘abribus’ ouverts aux quatre vents (pour que les SDFs et les migrants ne songent pas à s’y abriter), pour y monter, introduire son ticket dans l’appareil (puisque nos autorités n’ont pas encore compris que la gratuité des transports en commun constituerait un moyen plus efficace de lutte contre les émissions de carbone que de taxer le carburant des pauvres), s’asseoir ou plutôt rester debout, accroché à une barre ou une poignée (puisqu’aux heures de pointe les bus sont insuffisamment nombreux).

 

Mais il peut être très éclairant de s’interroger sur l’étymologie de ce mot. Il s’agit d’une abréviation du terme ‘autobus’, qui a lui-même une étrange origine, puisqu’il est une chimère entre les termes ‘automobile’ et ‘omnibus’. Le terme ‘automobile’ lui-même est une combinaison barbare entre le mot grec αὐτός (autos), ‘soi-même’ et du mot latin mobilis, ‘mobile’, et signifie donc ‘qui se meut par lui-même’. Quant au terme ‘omnibus’, il s’agit du datif de l’adverbe latin omnis, ‘tout’ et signifie donc ‘pour tous’. L’omnibus était un [véhicule] collectif (pour tous), tiré par un attelage de chevaux. Lorsque ces attelages furent remplacés par des moteurs à combustion interne, un nouvel hybride contre nature fut forgé combinant le radical ‘auto-’ d’‘automobile’ et la désinence  ‘-bus’ d’‘omnibus’ pour former le mot ‘autobus’, qui à proprement parler ne signifie plus rien, et finit par être abrégé en ‘bus’, qui lui-même était prêt pour de nouvelles combinaisons tout aussi absurdes et tout aussi logiques, comme ‘trolleybus’, ‘airbus’, ‘abribus’, etc.

 

Bien, diront les partisans du moins-disant culturel, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Ah certes cela ne nous dira pas comment investir et gagner de l’argent en bourse pour pouvoir se payer une Rolex, comment gagner un match de football de haut niveau international, comment soustraire des millions au fisc… Mais voir un peu plus clair dans le langage que nous employons et dans lequel nous baignons est un premier pas vers la prise de conscience de la manière dont celui-ci contribue à nous conditionner, nous manipuler, nous faire prendre des vessies pour des lanternes, afin de pouvoir mieux nous exploiter, nous asservir, nous impuissanter… Comprendre un peu mieux les forces et faiblesses des mots, la manière dont on peut s’en servir pour communiquer, pour aider, pour mentir, est profondément libérateur…

 

Quoi qu’il en soit, pour revenir à nos chères têtes blondes, il est des activités et des métiers qui, si une fois ‘grands’ ils se dirigent vers eux, leur feront se réjouir d’avoir un peu appris les langues ‘mortes’ lorsqu’ils étaient élèves, et regretter de ne pas l’avoir fait si c’est le cas : ce sont tous ceux qui touchent aux domaines scientifiques et techniques. Le vocabulaire dans ces deux domaines s’est développé principalement dans les deux derniers siècles, et pour ce faire il s’est considérablement appuyé sur des étymologies ‘classiques’ (grecques et latines).

 

Pour parler d’un domaine qui m’est familier pour lui avoir consacré mon activité professionnelle, c’est avec surprise qu’au début j’ai découvert que le fait d’avoir bénéficié d’une formation ‘classique’ m’a aidé à appréhender, puis retenir et enfin enrichir le langage ‘savant’, celui de la biologie et plus particulièrement de la zoologie—tout en constatant que les collègues qui n’avaient pas eu cette chance le regrettaient.

 

Beaucoup de domaines de la biologie comportent des termes scientifiques et techniques dérivés du grec et du latin, mais il en est un qui les surpasse tous dans ce domaine : celui de la systématique, la science de la classification des animaux et des plantes, et de la nomination des ‘taxons’ (espèces, genres, familles, etc.), dans lesquels les taxonomistes répartissent les organismes vivants du globe. Tous les noms utilisés dans ce domaine sont latins (comme Homo sapiens) ou dérivés du latin, ou dérivés du grec (comme Dinosauria), ou ‘pseudo-latins’ ou ‘pseudo-grecs’. Étonnamment, connaître un peu ces langues peut donc rendre des services appréciables si l’on étudie les animaux.

 

Et ce n’est pas triste non plus ! Cela réserve d’étranges surprises et offre un bon nombre de sourires. Pour illustrer cette idée, voici quelques histoires de crocodiles.

 

Il y a quelques années déjà, un grand crocodile fossile (mesurant de 12 à 15 m de long), découvert par des paléontologues français au Niger, qui vivait au Crétacé inférieur (il y a environ 112 millions d'années), a bénéficié d’une certaine notoriété en raison tout simplement du nom latin que lui avaient donné les chercheurs : Sarcosuchus imperator. Si la dernière partie de ce binom (le nom d’espèce) signifie bien ‘empereur’ (ou ‘commandant’, ou encore ‘Jupiter’, tiens tiens…), l’ensemble du binom (nom de genre et nom d’espèce) ne signifie nullement, malgré les apparences, ‘l’empereur Sarko suche’, prononcé par quelqu'un ayant un cheveu sur la langue! Le radical ‘sarko’ provient du grec σάρξ (sarks), ‘chair’ (la même racine que dans ‘sarcophage’, ‘qui mange la chair’), tandis que ‘suchus’ dérive du grec σουχος (souchos), ‘crocodile’. Il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter des velléités carnivores de notre président, dont le patronyme ne ressemblait que par hasard à celui du squelette effrayant exposé dans la Galerie de Paléontologie du Muséum de Paris.

 

Restons chez les crocodiles. Contrairement là aussi aux apparences, le nom français de ces animaux n’évoque pas leurs ‘crocs’ ! Il provient des mots grecs κρόκος (krokos), ‘safran’, et δειλός (deilos), ‘craintif’. Selon Geoffroy Saint-Hilaire (1807), ce nom étrange proviendrait du fait « qu’on a prétendu que le lézard d’Ionie ne pouvait supporter la vue ni l’odeur du safran ». Cette racine se retrouve dans le nom du ‘crocus’, la plante dont la fleur est le safran. Mais elle figure aussi dans un nom grec peu usité de nos jours, κροκωτοφόρος (krokotophoros), combinaison du radical κρόκος et de la désinence -φορος (phoros), dérivée du verbe φέρω (phero), ‘je porte’, qu’on retrouve dans des termes comme ‘sémaphore’ (qui porte les signes) ou ‘amphore’ (qu’on porte des deux côtés). Et que signifie donc le mot grec ‘krokotophoros’ ? Selon le fameux dictionnaire Bailly, il signifie ‘qui porte une tunique jaune’. Cela ne vous rappelle rien ? Voici un beau terme qui fleure la noblesse, et qui remplacerait avantageusement la formule ‘gilet jaune’, bien plus populaire, qu’on associerait volontiers à des termes comme ‘pauvre’, ‘gueux’, ‘dernier de cordée’, ‘France d’en bas’, ‘sans-dents’… Voilà qui changerait considérablement le ‘rapport de force’ lors des fameux ‘débats citoyens’ souhaités par le pouvoir. Imagine-t-on cela, l’huissier introduisant les ‘partenaires sociaux’ : Monsieur Untel et Madame Unetelle, syndicalistes, patrons, banquiers, députés, maires, ministres, Monsieur le premier ministre, Monsieur le Président de la République, et… Madame Unetelle et Monsieur Untel, crocotophores. Classe, non ?

 

Quant aux termes dérivés de la racine ‘macro-’, qui signifie ‘long, grand’, ils sont très nombreux. Par exemple, un ‘macrocéphale’ a un gros cerveau, une grosse tête : c’est une pointure (du chapeau et du cerveau). Tandis que ‘microcéphale’ désigne un individu qui n’entend et ne comprend pas ce qu’on lui dit, qui ne prend pas les décisions que l’on attend de lui, et qui pourrait bien précipiter sa propre équipe dans le mur. Mais il n’y a certainement pas de tels handicapés parmi nos premiers de cordée, cette cordée-corvée dont nous aimerions bien tous nous désencorder, pour s'encorder entre nous…

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