3 Octobre 2018
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Les anglais ont voté pour le Brexit? Mais le capital financier et les Etats-Unis qui dirigent l'Europe n'accepteront pas cette fragilisation de cet instrument de leur contrôle du monde. L'illusion serait de croire que le vote suffira pour se débarrasser d'eux : les travailleurs ne feront pas l'économie de combats de classe majeurs pour remplacer l'Europe des nantis par celle des peuples.
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Beaucoup de bruit autour du Brexit cette semaine! Les pour et les contre, les "analystes" qui font dire tout et son contraire à l'évènement, les "experts" de tous bords qui partagent tous néanmoins une passion commune, celle du mépris et de la crainte des peuples quand ils se mettent à voter autrement que selon ce que ces "élites" attendaient d'eux...
Certes, mais le Brexit n'a pas encore eu lieu! Et on peut même sérieusement douter qu'il ait réellement lieu.
Avant tout, de quelle Europe parle-t-on quand on parle d'Europe? D'une Europe au service de qui?
De l'Europe géographique, qui va de l'Atlantique et de la Méditerranée à l'Oural? Celle-ci, difficile d'en sortir tant que nos superbes technologies qui fascinent tant nos contemporains ne maîtriseront pas la dérive des continents...
De l'Europe des peuples, qui partagent un territoire, des mers, des fleuves et des montagnes, un climat, une histoire séculaire, des langues, des traditions? Des Etats-Unis socialistes d'Europe dont ont rêvé tant de générations de travailleurs et de progressistes?
Ou de l'Union Européenne actuelle, c'est-à-dire d'un ensemble d'institutions mises en place sous la houlette du capital financier, du patronat et des Etats européens, sous le contrôle des Etats-Unis d'Amérique pour qui cette construction anti-démocratique contribue à asseoir leur domination politique, économique et militaire sur le monde occidental, à l'aide d'institutions comme l'OTAN et de traités comme le TAFTA et le TISA? Obama ne s'y est pas trompé, dont la première déclaration après le vote britannique a consisté à dire que cela n'affaiblirait pas les liens des USA avec l'Angleterre, pièce maîtresse de l'OTAN.
Une Europe qui n'a eu de cesse, depuis sa mise en place, de déréglementer, d'homogénéiser les lois dans les pays d'Europe en se fondant toujours sur le moins-disant social, de réduire le nombre de fonctionnaires et de casser les services publics concernant la santé, l'enseignement, la recherche, les transports, la poste, le gaz et l'électricité, la justice, la culture, etc., afin de les faire tomber dans l'escarcelle du privé, une Europe qui est derrière les multitudes de lois anti-sociales dont la Loi Travail est une parfaite illustration...
Ah oui les anglais ont voté pour sortir de l'Union Européenne? Et on leur avait promis que ce vote se transformerait en réalité? Mais il n'y a rien que l'Union Européenne, dont la plupart des fonctionnaires très grassement payés n'ont jamais été élus par quiconque, détestent plus que les votes des peuples – qu'ils sont prêts à trahir dès qu'ils ne leur conviennent pas. Avons-nous déjà oublié qu'après le référendum du 7 juin 2001, où 53,9 % des irlandais avaient rejeté le traité de Nice, on les fit revoter le 19 octobre 2002 pour obtenir 62,9 % de Oui? Ou celui du 29 mai 2005, où 55 % des français avaient rejeté la constitution européenne, suivis le 1er juin par 61,5 % des hollandais, votes dont il ne fut tout simplement pas tenu compte après des mascarades comme celle du congrès de Versailles du 4 février 2008 qui a "annulé" le vote des citoyens? Ou celui du 12 juin 2008, où 53,2 % des irlandais rejetèrent le traité de Lisbonne, ce qui "obligea" le gouvernement de ce pays à les faire revoter le 2 octobre 2009 afin d'avoir 67,1 % de "Oui"?
De plus il convient de noter que, par nature, le référendum (méritant souvent plutôt le terme de plébiscite) – processus anti-démocratique, souvent employé par les bonapartes aux petits pieds de tous poils - est biaisé car il favorise le "Oui" derrière le Chef – et à cet égard la multiplication des votes "Non" lors de ces dernières consultations est une forte indication du stade avancé actuel du processus de désagrégation du "consensus social" sur lequel reposent les pouvoirs en place. Dans ce domaine des référendums, le déni de démocratie est encore plus flagrant que dans celui des élections: jusqu'à présent (mais cela pourrait bien venir), on ne fait pas revoter les citoyens lorsqu'ils ont élu quelqu'un qui déplaît aux vrais maîtres "invisibles" du monde, que nul n'élit ni ne contrôle. Il est vrai qu'on peut manipuler les peuples, par des interventions directes (souvent contrôlées, sur la planète entière, par la CIA) ou, peut-être plus efficacement, en détruisant l'économie des pays, jusqu'à ce que les peuples désemparés aillent jusqu'à destituer leurs gouvernements élus qui déplaisent au capital international et aux USA, comme c'est fréquent depuis des décennies en Amérique latine. Chez nous, c'est plus subtil: on laisse "travailler" et voter les députés, mais s'ils ont le malheur de mal voter on dispose du 49-3 pour annuler leurs votes!
Le vote en faveur du Brexit est un dérapage inattendu de l'Europe libérale, que n'avaient pas envisagé les technocrates et les services secrets –sinon ils n'auraient jamais laissé organiser ce référendum par le très clairvoyant Cameron. Ils vont maintenant tout faire pour en annuler les effets – peut-être en effectuant un retrait "pour la forme" de l'UE mais tout en maintenant tous les traités fondamentaux entre l'UE et le Royaume Uni (comme l'UE l'a fait après le vote irlandais contre le traité de Lisbonne en acceptant pour ce pays des "dérogations" sur certains aspects du traité) – ou en faisant revoter les anglais – ou tout simplement en s'asseyant sur ce vote par "réalisme" et pour "sauver l'économie anglaise".
Mais ce vote a une signification profonde. Vouloir l'expliquer uniquement par une atttitude xénophobe et protectionniste du peuple anglais est une entourloupe. On peut être contre l'UE sans être "souverainiste", xénophobe, raciste, 'fasciste" (mot-valise vidé de son sens aujourd'hui car employé à toutes les sauces) ou "populiste" (mot-valise utilisé pour permettre des amalgames entre des positions politiques diamétralement opposées et discréditer toute opposition au "système"). Le vote "Non" a été massif dans les régions pauvres de l'Angleterre, où la population vit de plus en plus mal et surtout ne se voit aucun avenir. Même si les gouvernements anglais depuis Thatcher ont été les artisans les plus zélés de cette société ultra-libérale qui est responsable de la crise sociale la plus grave qu'ait connu l'Europe depuis la deuxième guerre mondiale, ces citoyens désemparés attribuent leurs malheurs à l'UE – ce qui n'est pas absurde car celle-ci est bien l'incarnation et la quintessence de cette société de combat contre les peuples. Leur réaction est saine, et si elle était relayée dans d'autres pays d'Europe (comme les grecs ont tenté de le faire avant d'être trahis par leurs propres élus) cela pourrait ouvrir la voie à la destruction de cette Europe des nantis et à la construction d'une Europe des peuples.
Ne nous y trompons pas. Ce n'est pas par le vote seul que les peuples d'Europe se débarrasseront de cette Europe-là! Il faudra mettre un peu plus la main à la pâte... Et ce n'est pas parce que, dans leur panique, tous les politiciens et médias parlent d'une "leçon" dont on va tirer profit pour "réformer" et "améliorer " l'Europe que cela se fera. Cette Europe est une machine de guerre contre les peuples, c'est sa nature profonde, et le loup ne se transformera pas en agneau: après quelques mois de gesticulations et de déclarations qui n'engageront que ceux qui y croiront, tout reprendra comme avant, "business as usual".
Mais ce "faux pas" inattendu de l'Europe constitue une opportunité qu'il serait pathétique pour les travailleurs et les progressistes de laisser passer sans en profiter. L'UE est actuellement fragilisée par le vote britannique. C'est le moment d'appuyer là où ça fait mal! L'UE vacille, poussons-la dans l'escalier, tout en lui faisant un croche-pied! C'est le moment de mettre un coup d'arrêt concret à l'Europe du fric. Et pour ce faire, la situation politique en France est, ou plus exactement était clairement il y a quelques mois, particulièrement favorable. Avec 70 % de la population hostile à la Loi Travail qui répond aux exigences non seulement du patronat français mais encore de l'oligarchie de l'UE et de ses commanditaires, les conditions étaient particulièremrent propices, pour la première fois depuis longtemps, pour imposer une défaite éclatante à un gouvernement faible et discrédité, à la botte de l'UE. Et cette défaite aurait impacté l'ensemble de l'union, redonné du courage aux grecs, aux portugais, aux espagnols, à tous ceux qui essayent de se dresser contre cette institution réactionnaire.
Or, face à cette situation, qu'avons-nous vu? Des directions syndicales et politiques "de gauche" qui se sont bien gardées d'organiser la seule action susceptible de remporter la victoire, à savoir la grève générale des entreprises, des transports, de la poste, des raffineries et dépôts d'essence, du ramassage d'ordures, etc., de tout ce qui permet à un pays de fonctionner... Souvenons-nous de 1936 et 1968! Face à la grève générale, aucun gouvernement ne peut se draper longuement dans une attitude "intransigeante" à la Valls. Il faut, au mieux (pour le gouvernement) négocier (et pour ce faire il faut tout de même la coopération des dirigeants syndicaux), ou au pire (pour le gouvernement) capituler, démissionner, quitter les palais...
Il est pathétique, dans un pays ayant la tradition séculaire de Lutte des Classes de la France, de voir les directions syndicales et politiques faire comme ci elles avaient oublié ces leçons basiques de l'histoire, et se contorsionner dans tous les sens pour permettre à ce gouvernement discrédité de rester en place! Ah oui les dirigeants syndicaux "demandent à être reçus" par le gouvernement, "veulent être entendus", "veulent des réponses à leurs questions", "exigent du dialogue, de la négociation". Mais il ne s'agit pas du tout de cela. Les travailleurs ne veulent pas dialoguer avec le gouvernement sur ce projet de loi, ils ne veulent pas l'amender à l'Assemblée (perspective illusoire du reste dans le pays du 49-3) – ils veulent son retrait total et incondionnel. C'est ce que clament sans ambiguïté toutes les manifestations. Ces manifestations qui sont devenues un piège où les ont enfermés de concert les directions et le gouvernement, qui servent avant tout à attirer les projecteurs sur une infime minorité de "casseurs" qui jouent aux cow-boys et aux indiens avec les forces de l'ordre et détournent très efficacement l'attention du combat contre la Loi Travail.
Il est étonnant combien de beaux esprits, au sein du mouvement ouvrier ou en sa périphérie, ont déclaré sur tous les tons depuis des semaines "la grève générale ne se décrète pas", "les travailleurs ne sont pas prêts", etc. Ne serait-ce pas qu'ils s'en réjouissent? Parce que les manifs "barouds d'honneur", "pour se faire entendre", mais dont toute la société sait bien qu'elles ne menacent pas le gouvernement et ne le feront pas reculer, les travailleurs "y sont prêts"? Comment expliquer alors que même les plus combatifs d'entre eux se démobilisent peu à peu? Oui les directions sont capables, quand elles le veulent, de préparer, d'organiser et de rendre possible (mais certes pas de "décréter") des actions syndicales, y compris des grèves – c'est leur rôle et sinon, pourquoi faudrait-il tolérer des directions composées de permanents et pas de travailleurs en activité? Si elles ont "décrété" les manifs au lieu de la grève générale, c'est pour une raison bien précise: c'est qu'elles ne veulent pas menacer le gouvernement Hollande-Valls-MEDEF, qu'elles ont "peur du saut dans l'inconnu" – mais qu'en fait de cette manière elles le préparent très efficacement.
En effet, comme j'y insiste depuis des mois dans les billets de ce blog, ce que ces "actions" préparent, c'est une défaite, une défaite qui aura des conséquences très graves et durables dans la Lutte des Classes en France et en Europe, à commencer par les élections de 2017 qui se joueront très probablement entre Sarkozy et Le Pen. Il y aura eu défaite parce qu'il y aura eu ces mois de pseudo-combats et de refus d'engager vraiment le fer avec le pouvoir. Si les directions estimaient que le mouvement ouvrier et les forces progressistes n'étaient pas assez organisés et forts pour remporter cette bataille, il aurait fallu, après quelques semaines de manifs et de grèves locales, jeter l'éponge, se contenter de voter contre la loi au parlement et prendre acte du passage en force de l'exécutif par le 49-3. De cette manière, il y aurait eu certes un recul, mais pas une vraie défaite. Tandis qu'après ces mois de pseudo-combats, des Nuits Debout aux ridicules manifs statiques autour d'un bassin, enfermés par les forces de l'ordre, l'adoption finale de la Loi Travail qui ne fait maintenant plus guère de doute, aura clairement pour tout le pays la signification d'une défaite, quelles que soient les rodomontades et les "actions" de "sensibilisation du public" le long du Tour de France tout comme les "protestations" prévues pour la rentrée de septembre alors que la loi sera votée.
La révolution a un siècle de retard. Cela fait 100 ans que la mondialisation de l'économie (appelée à l'époque "impérialisme"), l'évolution des techniques, l'accroissement de la population et l'aggravation de son impact sur les écosystèmes, ont sonné le glas d'une organisation nationale du monde et d'une économie fondée sur les moyens privés de production. Cela fait 100 ans que les bourses, les actionnaires, les entreprises privées trans-nationales, le secret bancaire, les paradis fiscaux, les lobbies politico-économiques, les services secrets, auraient dû disparaître. S'ils ont survécu, c'est grâce au miracle (pour eux) de l'avènement du stalinisme dans le pays où la révolution mondiale avait commencé, et où ce système l'a tuée pour protéger les privilèges d'une minorité y ayant confisqué le pouvoir politique et économique. En 1940, les conditions politiques de la révolution mondiale étaient non seulement mûres, elles avaient déjà "commencé à pourrir". Ce qui avait commencé à pourrir en 1940 est dans un état avancé de putréfaction en 2016. Faut-il renoncer, et avancer en chantant vers le gouffre de l'implosion des sociétés humaines que la combinaison des crises politiques, économiques et environnementales nous promet?
Une société qui, du fait des jeux pervers de la compétition capiraliste mondiale, n'offre à des millions d'humains comme perspective pour toute leur vie que le chômage, des boulots précaires et sous-payés, l'auto-exploitation ubérisée ou la délinquance, dans des pays riches, aux conditions exceptionnellement favorables pour l'agriculture et l'industrie, est condamnée. Si ce n'est pas la révolution qui la balaiera, ce sera le cataclysme économique, social et/ou environnemental. Comment peut-on s'étonner que ces millions de jeunes sans futur se tounent vers des formes extrêmes, et souvent suicidaires, de révolte: que ce soit le soi-disant "islamisme", ou les soi-disants "autonomes", "ultra-gauches" (qui ne partagent aucune des valeurs de "gauche") et casseurs, ou encore les réfugiés (à qui on a même retiré le droit de porter ce titre pour le remplacer par celui plus "touristique" de migrants), tous ces jeunes n'attendent plus rien du monde réel et ne sont même plus motivés pour tenter de le changer. C'est qu'ils ont vu que leurs aînés n'y sont pas parvenus, malgré des générations de "combattus" et tués ans des guerres absurdes, de déportés dans les camps staliniens, nazis, maoïstes, khmer-rouges, etc., d'assassinés d'Indonésie, de morts de faim d'Afrique, de victimes des gangs d'Amérique latine... Mettre tous ces symptômes dans des cases, "islamisme", "casseurs", "migrants", ne suffit pas pour masquer qu'ils traduisent une seule et même maladie: la crise gravissime de l'impérialisme mondial. Sans se débarrasser de celui-ci, ce qui exige de le débarrasser de tous ses dirigeants, mais aussi de leurs laquais, il n'y a pas d'avenir.
Vous avez dit Brexit? Si seulement...
Alain Dubois
30 juin 2016
Publication originale:
https://blogs.mediapart.fr/alaindubois/blog/290616/brexit-vraiment
https://blogs.mediapart.fr/alaindubois/blog/290616/brexitvraiment
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Mots clés : Brexit. Commission Européenne. États-Unis. Démocratie.
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