8 Octobre 2018
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Ce billet présente et reproduit un texte intitulé « Marxisme et écologie » partiellement publié dans la presse lambertiste en 1978, où elle ne fut suivi d’aucun débat.
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Écologie, marxisme et lambertisme. (2) Marxisme et écologie (1977)
Commentaire liminaire
Ce long texte a vieilli de manière inégale. Certains développements (par exemple sur le DDT et les détergents industriels, ou sur la démographie chinoise), justes à l’époque, ne sont plus d’actualité. A l’inverse, il peut sembler surprenant en 2018 que ce texte, qui mentionne les dangers des rayonnements nucléaires, n’évoque pas les gaz à effets de serre et le réchauffement climatique. C’est tout simplement que ce problème n’était pas encore identifié comme primordial en 1977. Par exemple dans le traité d’écologie de 1974 de François Ramade [1], si les gaz à effet de serre et leur effet sur le réchauffement atmosphérique étaient effectivement mentionnés, ils étaient mis en balance avec l’augmentation de l’albedo (pouvoir réfléchissant) terrestre dus à l’accroissement des surfaces construites, bétonnées et goudronnées de la planète qui a l’effet inverse ! Ceci confirme une des affirmations du texte ci-dessous, selon laquelle les connaissances sur le fonctionnement de la biosphère était très incomplet et imparfait, et limitait la possibilité de faire des prévisions à long terme—ce qui reste vrai aujourd’hui. Mais d’autres questions que ce texte pose restent pleinement valides, et parmi celles-ci certaines n’ont guère été soulignées depuis, ni par les marxistes ni par les écolos.
Les principales concernent les questions du ‘progrès’, de ‘la croissance’ et de ‘la technique’. A cet égard, la lecture du livre récent de Peña-Ruiz [3] est très éclairante. La plupart des débats actuels entre militants et organisations politiques, notamment se réclamant du marxisme, et militants et organisations de l’‘écologie politique’, oppose le point de vue selon lequel la technique serait toujours porteuse de ‘progrès’ et celui selon lequel elle serait toujours porteuse de nuisances. Pour les premiers, toute avancée scientifique et technique est porteuse de ‘croissance’ et de ‘progrès’, et est la garantie à terme de solutions pour l’avenir de l’humanité. Pour les seconds, toute avancée technique, et pour certains même toute avancée dans la connaissance scientifique du monde, est porteuse de pollution ou d’autres dégradations de l’environnement et doit être combattue. La première attitude, souvent qualifiée de ‘technophile’, considère que la notion de ‘progrès’ reste d’actualité et est en faveur de ‘la croissance’. La deuxième attitude, désignée pour sa part comme ‘technophobe’, nie l’existence du ‘progrès’ à notre époque et est en faveur de la ‘décroissance’ et de la ‘sobriété’.
En fait, ces deux attitudes traduisent deux erreurs méthodologiques, qui ont en commun de reposer sur une réification des concepts de progrès, croissance et technique, traités dans une perspective philosophique idéaliste [4] comme des abstractions personnifiées [5].
La première erreur consiste à parler de ‘la technique’ de manière indifférenciée, et à lui imputer toutes les agressions dont l’environnement planétaire a été l’objet dans les dernières décennies, alors qu’il existe des techniques, qui ne sont nullement équivalentes à cet égard. C’est le mérite de Barry Commoner [6] d’avoir souligné qu’un changement considérable s’est produit dans ce domaine après la deuxième guerre mondiale, avec le remplacement d’un grand nombre de matières premières naturelles, et des techniques reposant sur elles, par un nombre bien plus restreint de produits et de techniques, et notamment par la gamme infinie des sous-produits du pétrole et des molécules de synthèse, et d’avoir montré que le moteur principal de ce remplacement ne fut pas la supériorité de ceux-ci sur les produits et techniques traditionnels, mais le fait que ces techniques et produits de substitution, bien plus destructeurs pour l’environnement, sont également bien plus rentables pour les capitalistes. Le texte ci-dessous reconnaissait toutefois que « L’analyse des causes économiques du passage à la technologie contemporaine par 1’impérialisme pourrissant n’est qu’esquissée dans le travail de Commoner et méritera d’être poussée plus avant ». Voilà un sujet qui aurait dû susciter la curiosité d’une organisation se proclamant marxiste en 1977, mais, obnubilée par sa conception de toute technique comme étant intrinsèquement progressiste, l’OCI [7] est passée entièrement à côté de cette problématique et ne l’a pas explorée. Il est étrange qu’elle ne soit également guère mentionnée dans la littérature écolo, qui se concentre surtout sur les deux questions, importantes il est vrai, des techniques émettant des gaz à effets de serre et des rayonnements ionisants, mais cette question reste pourtant cruciale.
La deuxième erreur est la confusion entre ‘croissance’, ‘production’ et les concepts associés (‘productivité’, ‘productivisme’), chers aux écolos, d’un côté, et ‘forces productives’, chers aux marxistes, de l’autre. Il est pathétique de voir les écolos prôner, comme solution à la crise de l’environnement, la ‘décroissance’ et la ‘sobriété’, alors que des centaines de millions de personnes dans le monde sont soumises à la misère, la guerre, l’exode, la prostitution, la drogue, la malbouffe, la maladie, etc. : quelle ‘croissance’ connaissent-elles ? Le problème n’est pas ‘la croissance’ ou ‘la production’ en elles-mêmes mais ‘quelle croissance ?’, ‘quelle production ?’. De ce point de vue, les trotskystes lambertistes auxquels le texte ci-dessous s’adressait étaient a priori bien mieux armés pour le comprendre que les écolos et que bien d’autres mouvances (notamment stalinienne et socio-démocrate). En effet les lambertistes se sont toujours appuyés sur le Programme de Transition [8] rédigé par Léon Trostky et adopté par la IVe Internationale à sa fondation, qui affirme que, à l’époque de l’impérialisme, « les forces productives ont cessé de croître ». Cette affirmation repose sur une interprétation du concept de ‘forces productives’ qui n’est pas synonyme de ‘production’ ou ‘productivité’ car, à l’instar de Marx, Trotsky prenait en compte dans la définition de ce terme la finalité de la production. Pour Marx, les forces productives comportent avant tout les humains eux-mêmes et le produit de leur travail, incluant la science et la technique, mais ceci seulement dans la mesure où ce produit tend à satisfaire les besoins humains. Les techniques qui ont l’effet inverse, soit en détruisant ou affectant les humains eux-mêmes (l’industrie de guerre ou la production de drogue par exemple) soit en détruisant ou affectant l’environnement, indispensable à la vie humaine (les techniques responsables de graves pollutions physiques, chimiques ou biologiques par exemple), ne constituent pas des forces productives mais des forces destructives. La construction des chambres à gaz d’Auschwitz ou la fabrication des bombes larguées ensuite sur Hiroshima et Nagasaki n’appartiennent pas au domaine des forces productives. Prétendre que depuis la dernière guerre mondiale les forces productives ont montré le ‘développement impétueux’ célébré depuis des décennies par tant d’analystes et d’organisations est ne pas comprendre cette distinction fondamentale. L’aveuglement des lambertistes sur la pertinence de cette analyse concernant la destruction de l’environnement est particulièrement incompréhensible, et ne semble pouvoir s’expliquer que par une rigidité sectaire, s’appuyant comme le propose le texte ci-dessous sur le fait que les questions environnementales n’avaient pas, et en fait ne pouvaient avoir, le même poids dans les textes des ‘auteurs classiques du marxisme’ que de nos jours.
Un autre aspect intéressant du texte ci-dessous, souligné lui aussi par Barry Commoner [9] mais lui aussi peu repris depuis, concerne le problème de la parcellarisation des connaissances à l’époque de l’impérialisme pourrissant, et ses conséquences sur le progrès scientifique. S’il est vrai que depuis 1977 la discipline scientifique de l’écologie s’est considérablement développée et n’a plus le retard mentionné dans le texte ci-dessous, elle est encore loin de permettre de comprendre, non seulement dans leur finesse, mais également à plus grande échelle, tous les aspects du fonctionnement de la biosphère. Dans la tradition réductionniste de la science, elle reste bien souvent cantonnée à une approche analytique des facteurs en cause dans les phénomènes observés, se privant d’une compréhension de la complexité des relations entre ces facteurs dans la nature, comme l’illustre bien l’exemple des pesticides, dont les effets sur les organismes n’ont longtemps été étudiés que pour chaque molécule prise séparément, alors que d’importants effets synergiques se manifestent dès que plusieurs molécules sont concernées. La situation est pire encore pour d’autres disciplines synthétiques, comme la systématique : il est frappant qu’à l’heure où tout le monde se préoccupe apparemment des extinctions massives d’espèces à l’échelle de la planète, nous ne disposions que d’un inventaire extrêmement partiel (peut-être de l’ordre de 10 %) des espèces vivant ‘encore’ sur le globe, et qu’aucun effort particulier ne soit fait par les chercheurs et les responsables de la science au niveau mondial pour remédier à cette situation—c’est en fait le contraire, avec les nouvelles lois et réglementations qui interdisent la récolte de spécimens, même par les scientifiques pour les étudier, dans le but illusoire de ‘protéger les espèces’.
Enfin un dernier aspect de ce texte mérite réflexion et discussion. A son tour, ce texte reprend une formule maintes fois citée du Programme de Transition [8] : « Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore ‘mûres’ pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » Ces phrases célèbres, et la formule plus brève « socialisme ou barbarie » ont été répétées comme des perroquets par des générations de militants de diverses organisations, qui ne semblent pas avoir vraiment compris que, comme toute alternative, celle-ci comporte deux solutions possibles. Ces phrases ne signifient pas que, de toute façon, la révolution est inéluctable et se produira, car le contraire serait ‘trop horrible’. Il n’y a pas de preuve par l’horrible. Il n’existe pas de Dieu ou de destin écrit à l’avance, qui mènerait inéluctablement à la victoire de la révolution et à l’évitement de la ‘catastrophe’ annoncée. A l’instar de la fameuse Île de Pâques, trop de civilisations humaines ont disparu pour n’avoir pas su faire face aux crises environnementales [Y] pour qu’il soit légitime de penser que, si elle ne se donne pas les moyens de renverser la vapeur, ce qui exige de se débarrasser du capitalisme, la civilisation actuelle ‘mondialisée’ échappera une issue similaire. Et ‘la planète’ restera de marbre face à cette péripétie de son histoire.
Alain Dubois
8 octobre 2018
Notes et références
[1] François Ramade, Éléments d’écologie appliquée, Ediscience McGraw-Hill, 1974.
[2] Pour la terminologie employée ici concernant les termes ‘écologiste’, ‘écologue’, ‘écolo’, etc., voir l’Annexe 2 du premier billet de cette série : http://lherbu.com/2018/10/ecologie-marxisme-et-lambertisme-5.html
[3] Henri Peña-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie, Seuil, 2018. Voir à ce sujet mes notes de lecture : http://lherbu.com/2018/10/pena-ruiz.html.
[4] J’emploie ici le terme ‘idéologie’, et son pendant ‘idéaliste’, dans le sens marxien de « conscience mystifiée et mystifiante » (Henri Peña-Ruiz, op. cit., p. 120), par opposition à une pensée ‘matérialiste’, s’appuyant sur une analyse rationnelle et réfutable de données scientifiques ou au moins objectives.
[5] Henri Peña-Ruiz, op. cit., p. 237, 283.
[6] Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972.
[7] Pour la signification des sigles employés dans ce billet, voir l’Annexe 1 du premier billet de cette série : http://lherbu.com/2018/10/ecologie-marxisme-et-lambertisme-5.html.
[8] Léon Trotsky, Programme de Transition, L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale, 1938.
[9] Barry Commoner, Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?, Seuil, 1969.
[10] Jared Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur effondrement et de leur survie, Gallimard, 2006.
Texte original
Marxisme et écologie
Lettre ouverte à l’Organisation Communiste Internationaliste (pour la reconstruction de la Quatrième Internationale) et aux autres organisations adhérentes au Comité d’Organisation pour la reconstruction de la Quatrième Internationale
La publication dans le N°811 d’Informations Ouvrières, du 20 juillet 1977, sous le titre « La réaction ‘verte’ », de larges extraits d’un article d’Alexandre Hébert paru dans L’Ouest syndicaliste, constitue d’une certaine manière un évènement important. Tout d’abord cet article faisait suite à de longues années de silence quasi-total de la presse trotskyste à l’égard des problèmes ‘écologiques’ ; ensuite cet article, qui traitait de la question des centrales nucléaires, prenait nettement position pour ces centrales, et, bien qu’il ait été prudemment présenté par la rédaction d’IO comme un ‘point de vue’, il ne fait guère de doute qu’il représentait une position à laquelle cette rédaction était favorable (sinon, pourquoi cette publication soudaine de ce ‘point de vue’ après un long silence sur ces questions et notamment aucune mention du ‘point de vue’ opposé) ; enfin cette publication fut suivie d’une salutaire réaction de plusieurs lecteurs d’IO, dont les lettres, publiées dans les Nos 813, 814 et 818 du journal, constituent à ma connaissance la première contribution à la discussion de ces problèmes au sein du mouvement trotskyste.
L’article de Hébert, qui aurait toute sa place dans Le Monde ou dans L’Humanité, fourmille d’ignorances ou de falsifications, de contradictions, de questions mal posées et de réponses fausses. Les lettres publiées par IO y ont déjà apporté plusieurs éléments de réponse et mon propos n’est pas d’y revenir ; je conseillerai simplement aux lecteurs préoccupés par la question des centrales nucléaires de chercher ailleurs que dans cet article les informations sur les aspects ‘techniques’ de celle-ci, car le moins qu’on puisse dire c’est que Hébert ne les connaît guère [1]. Je voudrais en revanche, à l’occasion de la publication de ce texte et des réponses qu’il a suscitées, contribuer à la discussion qui ne peut maintenant que continuer à se développer, au sein de l’Organisation Communiste Internationale (OCI) et des autres organisations du Comité d’Organisation pour la reconstruction de la Quatrième Internationale, et autour de ces organisations parmi leurs sympathisants, sur le problème de la ‘crise de l’environnement’.
Si, en tant que chercheur zoologiste-écologiste, j’ai des raisons de ne pas être resté insensible à ce problème et d’en connaître certains aspects, j’estime néanmoins que ce problème ne doit et ne peut pas rester l’apanage de quelques ‘spécialistes’, scientifiques ou techniciens, et qu’il doit faire largement 1’objet d’information, de réflexion, de discussion. Je suis d’autre part, ainsi d’ailleurs qu’un nombre croissant d’écologistes, conscient que ce problème n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste, et qu’il n’y a pas de solution purement ‘écologique’ ou ‘technique’ à la crise mondiale de l’environnement. Il est clair que cette crise est l’expression, sur un certain plan, de la putréfaction de l’impérialisme qui entraîne avec lui à l’anéantissement l’ensemble de la planète et des bommes qui l’habitent. L’alternative se pose clairement dans les termes « socialisme ou barbarie ». Il est non moins clair pour moi que « la crise historique de l’humanité se réduit la crise de la direction révolutionnaire » et que la solution de cette crise ne peut passer que par la reconstruction, sur la base du Programme de Transition de la IVe Internationale proclamée par Léon Trotsky en 1938. C’est pourquoi je m’adresse ici, non pas aux organisations ‘écologistes’ pour leur demander d’adopter le programme trotskyste, mais aux organisations adhérentes au Comité d’Organisation pour la reconstruction de la IVe lnternationale, seules susceptibles de prendre en compte de manière correcte les problèmes écologiques.
La crise de 1’environnement
Il est tout-à-fait impossible de donner ici un tableau même simplifié de 1’ensemble des phénomènes regroupés sous la désignation globale de ‘crise de l’environnement’. La connaissance de ces faits, au moins dans leurs grandes lignes, est absolument indispensable à quiconque souhaite aborder la discussion de ces problèmes. De nombreux articles, livres et traités, les uns généraux et les autres consacrés à certains problèmes seulement, sont parus ces dernières années ; certains sont plus spécialement destinés aux scientifiques qui possèdent des connaissances de base, notamment en biologie [2], tandis que d’autres sont destinés au grand public [3]. Parmi les différents problèmes concernés, les principaux sont sans doute la destruction des forêts et des terres et l’érosion qui s’ensuit, les diverses et nombreuses pollutions (des airs, des eaux et des sols), l’appauvrissement des ressources minérales, végétales et animales du globe, et la disparition accélérée de nombreuses espèces animales et végétales. Deux facteurs principaux sont incriminés pour expliquer l’ampleur actuelle de ces phénomènes : la technologie (au sens large) et 1’explosion démographique ; nous y reviendrons plus bas.
La crise de l’environnement est un phénomène récent, qui date au plus des 50 et surtout des 30‒35 dernières années. Depuis que les civilisations humaines existent, elles ont toujours modifié ou détruit peu ou prou leur environnement, mais ces modifications ou destructions sont toujours restées ‘modérées’, c’est-à-dire que, même si des régions entières pouvaient subir des transformations importantes, 1’équilibre écologique de 1’ensemble de la planète terre n’était pas menacé. Les destructions et atteintes diverses à l’environnement lors des dernières décennies, en revanche, sont d’une ampleur planétaire et d’une acuité telle que c’est l’équilibre écologique de l’ensemble de la planète qui est menacé de rupture, de destruction irréversible.
Il existe en effet en écologie comme dans bien d’autres domaines des ‘points de non-retour’ au-delà desquels il n’existe plus de possibilités de revenir en arrière, de restaurer un équilibre détruit. C’est vers un tel ‘point de non-retour’ que nous nous acheminons très rapidement, s’il n’est pas mis fin à divers processus destructifs actuellement en cours. N’en déplaise aux ‘optimistes’, les écologistes ‘alarmistes’ ont entièrement raison quand ils disent que si ‘tout’ continue comme maintenant, la planète terre cessera un jour d’être vivable pour les vertébrés supérieurs dans leur ensemble, et pour 1’humanité en particulier. La question du délai est évidemment plus discutable, mais il est certain que celui-ci se situe dans quelques dizaines d’années et pas plus. Ce sont eux qui ont raison, et non pas les incultes qui affirment que 1’organisme est ‘adaptable’ et que les hommes pourront bien vivre dans une atmosphère chargée de gaz nocifs et de déchets radioactifs, se nourrir d’aliments chargés de DDT, de mercure ou de strontium 90 et se passer, pourquoi pas, de rayonnement solaire, d’oxygène, d’eau potable... Au lieu de proférer de telles absurdités, ces ‘optimistes’ feraient mieux d’acquérir des connaissances minimums en biologie.
Les principales attitudes face à la crise de 1’environnement
Face à la crise de 1’environnement, plusieurs attitudes peuvent être prises et ont été prises, soit par les individus soit par les organisations.
La première, qui fut longtemps prévalente dans les milieux ‘officiels’ et qui est encore de mise de la part de nombreux ‘optimistes’, consiste à nier la crise ou à en diminuer la gravité. Les tenants de cette ‘thèse’ affirment qu’il y a toujours eu de la pollution et qu’il y en aura toujours, et que ça n’empêche pas la terre de tourner ; que puisque les bactéries développent des souches résistantes aux antibiotiques et les insectes nuisibles des souches résistantes aux insecticides, on ne voit pas pourquoi les habitants de Minamata (et bientôt des ports de la Méditerranée) ne développeraient pas des souches résistantes au mercure, etc. En réalité, la thèse ‘optimiste’ ne repose que sur 1’ignorance des faits biologiques élémentaires ou, plus souvent, sur un trucage ou un camouflage des données ; elle ne résiste pas à une discussion basée sur 1’impressionnant amoncellement de données fournies par les écologistes.
Peu éloignée de l’attitude précédente est celle qui consiste à reconnaître ‘qu’il y a des problèmes’, mais que, somme toute, ceux-ci ne sont pas si graves et pourront trouver une solution ‘technique’ simple. Ainsi procèdent la plupart des partis bourgeois qui, pour des raisons principalement électorales, ajoutent un chapitre ‘écologie’ à leurs programmes; les partis ouvriers, quand ils n’ignorent pas le problème, ne procèdent pas autrement.
Chez ceux qui sont conscients de l’existence d’une crise de l’environnement et de sa gravité, il existe plusieurs attitudes. L’attitude individualiste a été pendant longtemps la plus répandue : c’est celle des ‘marginaux’, des petits-bourgeois qui prétendent s’exclure de la société et ‘retourner à la terre’, mais c’est aussi celle de nombreux ‘simples citoyens’ qui lisent les revues des associations de consommateurs, font attention aux produits qu’ils achètent, mangent, etc. L’attitude individualiste face à ces problèmes peut impliquer l’absence de conscience de la nature politique de ceux- ci, ou être le résultat d’un profond pessimisme, chez ceux qui estiment que notre société est déjà trop avancée dans la voie de l’autodestruction pour qu’il soit temps de faire marche-arrière, et que les jeux sont faits.
De plus en plus cependant, dans les milieux qui se préoccupent des problèmes écologiques, s’impose l’idée que ces problèmes ne peuvent être résolus par une addition de prises de conscience et d’actions individuelles, mais qu’il s’agit de problèmes qui concernent l’ensemble de la société, en bref de problèmes politiques. À partir de cette constatation il est encore possible d’adopter plusieurs attitudes, que je regrouperai pour plus de simplicité sous les deux catégories de ‘réformiste’ et de ‘révolutionnaire’.
Les ‘réformistes’ estiment qu’il est possible d’obtenir, par diverses pressions, des États bourgeois qu’ils mettent fin aux pratiques destructrices de 1’environnement, sans remettre en cause l’économie capitaliste. Il est clair qu’une telle attitude mène dans la pratique à se tourner vers la bourgeoisie et éventuellement à accepter des strapontins dans les commissions municipales de Paris.
Reste qu’il existe un nombre croissant d’‘écologistes’ qui sont conscients qu’il n’y a pas de solutions à ces problèmes dans le cadre du système capitaliste et qu’au contraire c’est ce système qui est responsable de la crise de l’environnement et qui mène l’ensemble de l’humanité à l’anéantissement. Ceux-1à sont conscients de la nécessité de détruire, à 1’échelle de la planète, le système capitaliste, et de le remplacer par une société dont 1’économie ne reposerait pas sur la loi du profit, mais répondrait aux besoins de l’humanité. Pour certains de ces militants, il est clair que cette société ne saurait être que le socialisme, tandis que pour d’autres, qui souvent confondent socialisme et stalinisme, et qui constatent les graves atteintes à l’environnement existant en URSS comme dans les pays capitalistes, cette société n’est guère définie.
Cette tendance ‘révolutionnaire’ du mouvement écologique, actuellement en croissance, est rien moins qu’homogène. La discussion s’y poursuit ardemment pour tenter d’élaborer les analyses, de dégager un programme. L’intéressant livre de Claude-Marie Vadrot, Déclaration des droits de la nature [4], illustre fort bien ce point : à côté d’analyses et de positions très correctes, ce livre comporte un certain nombre d’illusions, principalement de type gauchiste. Une lecture rapide pourrait donner l’impression que cet ouvrage est ‘plus réactionnaire qu’il n’est’ : les (peu nombreuses) références à l’autogestion, à une ‘révolution culturelle’ ou à la ‘transnationalité’ (opposée de manière peu claire à l’internationalisme) ne correspondent pas en fait à une analyse élaborée, à une position politique claire ; ces mots sont employés un peu au hasard, pour cacher l’absence d’une analyse solide de la nature de la ‘révolution écologique’ dont l’auteur est partisan. En réalité i1 semble que Vadrot, comme bien d’autres ‘écologistes révolutionnaires’, n’ose ou ne veuille pas parler de ‘révolution socialiste’, car pour lui le socialisme c’est le stalinisme—confusion dont le stalinisme, et pas les écologistes, est responsable, et que seuls les trotskystes peuvent dissiper, si du moins ils acceptent d’intervenir sur ce terrain. Il est certain en tout cas que la tendance ‘révolutionnaire’ du mouvement écologiste se ‘cherche’ encore largement, et n’a pu élaborer programme—ce qui n’est pas étonnant si, comme je le pense, ce programme ne saurait être que celui de la IVe Internationale.
Si j’ai insisté sur l’existence de ces différentes tendances au sein du ‘mouvement écologiste’, c’est pour montrer 1’hétérogénéité gigantesque de ce ‘mouvement’. Il est important de ne pas pratiquer l’amalgame entre ces différentes tendances, parfois vivement opposées entre elles, et donc de renoncer à parler des ‘écologistes’ en général. Ici comme ailleurs, l’amalgame n’est pas gratuit : il consiste à taxer globalement tous ceux que la crise de 1’environnement préoccupe de réactionnaires qui souhaitent le retour au Moyen-Âge, et évite d’aborder le fond des questions. Il sert donc la cause des ‘optimistes’, c’est-à-dire la cause de l’État bourgeois.
L’attitude de 1’OCI
Quelle est, parmi les diverses attitudes brièvement définies ci-dessus, l’attitude de 1’OCI sur ces questions ? Il m’est difficile de répondre avec certitude à cette question, car, malgré d’abondantes recherches dans la littérature trotskyste, je n’ai pu trouver trace d’une analyse ou d’une prise de position claire sur les problèmes de la crise de 1’environnement. Le manque d’‘intérêt’ des trotskystes pour ces problèmes est notamment attesté par l’absence de toute référence à ceux-ci dans les pages d’introduction du Manifeste de décembre 1967 de l’OCI [5], où ils auraient pourtant pleinement leur place, ainsi que dans le Programme d’action de la classe ouvrière [6] ou dans 1’Introduction à 1’étude du marxisme de Pierre Foulan [7], pour ne donner que quelques exemples.
En soi ce silence est déjà significatif : il suggère que la position ‘inavouée’ de l’OCI pourrait bien être le refus pur et simple du problème, tout au moins sa réduction ‘optimiste’ à un détail parmi d’autres, et qui pourrait trouver aisément une solution technique. Cet ‘optimisme’ se retrouve d’ailleurs dans le texte de Hébert, complaisamment reproduit dans IO.
Préoccupé depuis des années par la crise de l’environnement et par la nécessité de relier la lutte ‘écologique » à la lutte révolutionnaire, il m’est arrivé à de nombreuses reprises de parler de ces problèmes avec divers militants de 1’OCI. La plupart d’entre eux ont eu à ce sujet une attitude négative, n’hésitant souvent pas à dire qu’il s’agissait de ‘faux problèmes’ ou s’appuyant sur les prises de position des ‘écologistes réformistes’ pour caractériser tous les ‘écologistes’ de réactionnaires. D’autres, qui, abonnés à des revues de défense des consommateurs, prenaient soin de ne pas manger n’importe quoi, estimaient que le problème n’était pas politique. D’autres m’affirmèrent que ces problèmes existaient, mais étaient secondaires, et qu’étant données les forces actuelles de l’OCI, cette organisation ne pouvait pas se disperser et s’occuper de problèmes de second ordre. D’autres estimaient qu’il ne saurait y avoir de solution ces problèmes que dans le cadre de la société socialiste, mais que d’ici là il n’y avait rien à faire. D’autres enfin pensaient que le silence de l’organisation sur ce plan n’était que provisoire, et que 1’OCI finirait par produire une analyse plus élaborée sur ces questions. Depuis, les années ont passé et aucun texte n’est paru, jusqu’à l’article de Hébert.
Il est clair que ces positions divergentes, parfois contradictoires, sont celles de militants, c’est-à-dire d’individus, et non pas celles de l’OCI en tant qu’organisation. Elles traduisent justement le fait que l’OCI, en tant qu’organisation, n’a pas élaboré d’analyse politique générale et cohérente sur ces questions, et qu’elle laisse donc les militants se forger individuellement leur propre opinion. Au même titre que le silence de la presse trotskyste à cet égard, ce fait traduit que pour l’OCI la crise de l’environnement, soit n’existe pas, soit n’est pas un problème politique, et de toute façon ne constitue nullement un problème prioritaire. Cette attitude me paraît seulement grave du point de vue de la défense de l’environnement, mais encore radicalement fausse du point de vue politique, du point de vue du marxisme. Il me paraît important de tenter tout d’abord de remonter aux causes de cette attitude. C’est bien entendu à l’OCI elle-même qu’il appartiendra de tirer le bilan complet de son attitude sur ces questions, mais, à titre de contribution à cette analyse, je pense pouvoir souligner le rôle joué au moins par trois phénomènes, que j’examinerai l’un après l’autre ci-dessous.
Tentative d’analyse des causes de l’attitude de 1’OCI
L’absence de références ‘classiques’ à une analyse marxiste des problèmes écologiques
On chercherait en vain une analyse détaillée et complète de ces problèmes dans les textes de Marx, Engels, Lénine et Trotsky... Certains aspects de ces problèmes sont brièvement évoqués dans quelques textes (voir Annexe 1), mais il est clair que les problèmes écologiques ne font pas partie des problèmes ‘classiques’ du marxisme et de la lutte révolutionnaire. Cela n’a du reste rien d’étonnant, car il s’agit bien de problèmes nouveaux, non par leur nature, mais par l’acuité et l’ampleur planétaire des phénomènes. La planète a été bien plus ‘modifiée’ (pour employer un terme faible) par 1’intervention humaine (au sens large) dans les dernières décennies que dans les millénaires qui précédaient. Jusqu’au début de ce siècle, la ‘nature’ était conçue comme une force immense, inépuisable, capable de réparer toutes ses ‘blessures’. La notion que la nature est épuisable, destructible, que l’homme est susceptible de détruire irrémédiablement certains équilibres naturels et même 1’équilibre écologique de 1’ensemble de la planète, est en réalité une notion très nouvelle, peut-être même la seule notion nouvelle apparue dans la culture humaine dans les cinquante dernières années. À l’époque où fut rédigé le Programme de Transition, cette notion n’existait pas encore, ou commençait seulement à faire son apparition dans quelques milieux limités, et il est donc tout-à-fait normal que le problème ne soit pas abordé sous cette forme (tout en étant bien-sûr implicitement contenu dans des formules générales comme « socialisme ou barbarie »).
Les rapports entre l’homme et la nature constituent pourtant l’un des domaines privilégiés de la réflexion marxiste, 1’un de ceux sur lesquels la méthode marxiste s’est constituée. Marx et Engels n’ignoraient pas la nature dialectique de ces rapports, l’homme étant issu de la nature et d’une certaine manière lui appartenant encore, mais d’autre part ne se constituant réellement comme homme qu’en s’opposant à la nature, en la domestiquant, en la mettant à son service. Ils expliquaient d’autre part que ce n’est que dans la société socialiste que les hommes pourront réellement devenir maîtres de la nature, que l’humanité pourra passer du règne de la nécessité au règne de la liberté. Pour les marxistes, la libération de l’homme passe donc par la maîtrise de la nature, ce qui implique tout d’abord la compréhension de ses lois (science) puis l’intervention humaine par le biais de la technique (au sens large). Pour Marx et Engels, la technique constitue donc un élément important de la libération de 1’homme, mais il faut souligner qu’elle ne peut, selon eux, jouer pleinement ce rôle positif qu’au sein de la société socialiste, et que ceci implique notamment, d’une part qu’elle soit au service des besoins de l’humanité et non pas d’une classe sociale, d’autre part qu’elle s’appuie sur des connaissances scientifiques abondantes. Pour les marxistes, la technique ne saurait avoir un rôle positif ‘en soi’.
Ceci étant dit, il est clair qu’à la fin du 19e siècle et au début du 20e, les aspects négatifs, destructeurs, de la technique, étaient incomparablement plus réduits que leurs aspects positifs, progressistes, ce qui explique que les marxistes aient alors en général fait figure de défenseurs ‘inconditionnels’ du progrès technique et aient combattu toutes les idéologies conservatrices et ‘passéistes’ qui s’opposaient à ce progrès.
Le problème se pose dans des termes bien différents à notre époque. La technologie actuelle n’a plus rien à voir avec celle du début du siècle, elle est infiniment plus destructrice et nullement ‘progressiste’ (nous y reviendrons). Mais l’absence de toute référence dans les textes ‘classiques du marxisme’ à la possibilité d’une technologie défavorable au progrès de l’humanité a certainement constitué une lourde barrière pour interdire aux marxistes la prise de conscience de ce problème. Inutile d’insister sur le rôle majeur à cet égard des staliniens et des pablistes, qui, prônant le rôle progressiste de la technique du 20e siècle, y voyaient de plus 1’indice de l’apparition d’une nouvelle phase du capitalisme, appelée selon les cas « capitalisme monopoliste d’État » ou « néo-capitalisme ». Si les trotskystes ont élaboré une critique correcte de ces théories réactionnaires, ils n’ont, peut-être par crainte de prendre une attitude ‘passéiste’, pas mené cette critique assez loin, en n’analysant pas ce qu’il en est réellement du ‘progrès des sciences et des techniques au 20e siècle’.
La parcellarisation des connaissances et le retard de 1’écologie
Corrélativement à la putréfaction croissante de l’impérialisme mondial, la division du travail et la parcellarisation des connaissances, déjà caractérisées par Marx et Engels comme des conséquences du capitalisme, ont été en s’accentuant. Nous vivons une époque où la multiplication des ‘spécialistes’ atteint une ampleur jusqu’ici inégalée. Ces ‘spécialistes’ emploient de plus en plus pour communiquer entre eux un jargon, incompréhensible même parfois par les ‘spécialistes’ des disciplines voisines. Ce processus aboutit à disloquer l’ensemble des connaissances en diverses ‘disciplines’ coupées entre elles, et à exclure de plus en plus la masse de l’humanité de l’accès aux connaissances. Le temps n’est plus où un seul homme pouvait avoir une vision globale mais pourtant correcte de l’ensemble des connaissances humaines et où un Marx ou un Engels pouvait en faire, en s’appuyant sur la méthode marxiste, une synthèse cohérente. La difficulté d’une telle synthèse s’explique moins par la ‘quantité’ gigantesque des connaissances scientifiques actuellement accumulées, que par la parcellarisation de celles-ci. Que les ‘problèmes écologiques’ puissent actuellement être tenus par les marxistes révolutionnaires, les trotskystes, pour des problèmes annexes ou secondaires, qu’ils n’aient pas été pleinement intégrés dans 1’analyse de 1’impérialisme contemporain, traduit cette parcellarisation des connaissances, qui constitue d’une certaine manière une destruction de la culture humaine en tant qu’unité intégrée, telle qu’elle était portée à son plus haut point de conscience dans les synthèses produites, à 1’aide de la méthode du marxisme, par Marx, Engels, Lénine et Trotsky, c’est-à-dire par le mouvement ouvrier révolutionnaire organisé du siècle dernier et du début de ce siècle.
Cette destruction partielle de la culture est une des conséquences de la putréfaction de l’impérialisme, c’est une des expressions du fait que les forces productives de 1’humanité ont cessé de croître. Même si diverses disciplines scientifiques ont pu manifester dans les dernières décennies un développement sans précédent, il n’en est nullement de même pour l’ensemble de la science en tant que savoir organisé, que connaissance globale, par l’homme et pour l’homme, des lois de 1’univers.
Mais ce n’est pas tout. S’il est indéniable que le 20e siècle a été marqué par un développement sans précédent des connaissances ‘parcellaires’, il faut souligner que ce développement a été extrêmement inégal d’un domaine scientifique à l’autre. L’analyse détaillée des causes de ce phénomène reste à taire, mais celles-ci sont très certainement en grande partie d’ordre économique : ce sont les domaines de la recherche qui impliquent l’emploi d’une technologie très élaborée et très coûteuse qui, dans le cadre de la recherche militaire ou appuyés, plus ou moins directement, sur celle-ci, ont manifesté le développement le plus gigantesque. Les disciplines qui exigent un moindre investissement en appareils mais surtout un investissement en ‘matière grise’ ont été au contraire largement sacrifiées. Les facteurs idéologiques, qui se traduisent par le fait qu’actuellement tout est fait pour accréditer l’idée qu’il y a, dans la recherche scientifique, des disciplines ‘nobles’ et d’autres ‘secondaires’ ou ‘démodées’, ne sont que la conséquence plus ou moins directe des premiers.
En ce qui concerne la biologie, le problème est compliqué par le fait que, contrairement à ce qu’on imagine souvent, ce n’est pas une science unifiée. En schématisant, on peut reconnaître 1’existence, aux deux pôles de cette ‘discipline’, de deux ‘attitudes’ qui s’opposent radicalement [8].
Pour les tenants de la première, que 1’on peut qualifier de tendance ‘réductionniste’, les propriétés du ‘tout’ qu’est l’organisme s’expliquent uniquement par celles de ses parties (organes, tissus, cellules, molécules). Pour ces biologistes, « il n’est aucun caractère de 1’organisme qui ne puisse, en fin de compte, être décrit en termes de molécules et de leurs interactions » [9].
Pour les tenants de la deuxième attitude, qu’on peut qualifier d’‘intégriste’, ‘intégrationniste’ ou ‘holiste’, les propriétés du tout ne se réduisent pas à celles des parties, la matière vivante constituant un niveau d’intégration de la matière irréductible au niveau physico-chimique, et, en réalité, il existe même plusieurs niveaux distincts d’intégration de la matière vivante (cellules, organes, organismes, populations, espèces, biocénoses, etc.). « Le biologiste intégriste refuse de considérer que toutes les propriétés d’un être vivant, son comportement, ses performances, peuvent s’expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie. Non qu’il veuille invoquer l’inconnaissable d’une force vitale. Mais parce que, à tous les niveaux, l’intégration donne aux systèmes des propriétés que n’ont pas leurs éléments. Le tout n’est pas seulement la somme des parties. » [10]. Pour ce biologiste, aucune découverte miracle ne permettra de comprendre « le secret de la vie », et la biologie ne pourra faire l’économie de l’analyse des lois qui régissent le fonctionnement de la vie à ses différents niveaux d’intégration et des relations qui les lient.
Le réductionnisme n’est pas 1’apanage de la biologie. Cette tendance existe dans tous les domaines de la recherche scientifique (voir Annexe 2) et constitue, avec la parcellarisation des connaissances, une autre expression de la destruction partielle de la culture et de la science à l’époque de l’impérialisme pourrissant.
On entend souvent dire que les recherches des dernières décennies, principalement dans le domaine de la biologie moléculaire, ont permis à la biologie d’accéder à la qualité de ‘science exacte’, au même titre que la physique et la chimie, et que la biologie moderne a définitivement rompu les amarres avec l’antique ‘histoire naturelle’ du 19e siècle. En réalité, malgré l’intérêt gigantesque des découvertes de la biologie moléculaire, celles-ci sont d’une portée limitée et sont loin de permettre de comprendre 1’ensemble des phénomènes vitaux, et notamment tous qui ont trait aux relations entre les êtres vivants et 1’environnement (au sens large) où ils vivent. De tous les domaines de la recherche biologique, il semble que celui qui est actuellement le plus en retard est justement l’écologie, c’est-à-dire l’étude de ces relations.
Cette discipline souffre en effet conjointement de plusieurs des problèmes évoqués ci-dessus :
• elle est l’héritière de cette ‘histoire naturelle’ tenue par les responsables actuels de la recherche pour ‘dépassée’ ;
• science des relations entre phénomènes extrêmement divers et dissemblables, c’est une discipline par nature synthétique, qui touche à de nombreuses autres disciplines et exige de la part des chercheurs, non pas d’être des ‘spécialistes’, mais d’avoir une ‘culture scientifique’ à la fois étendue et approfondie ;
• contrairement aux disciplines ‘de pointe’ comme la biologie moléculaire ou la neurophysiologie, elle n’exige pas (du moins au stade actuel de son développement) l’emploi d’appareillages coûteux, mais son essor dépend bien plus, à l’heure actuelle, du ‘matériel humain’, celui qui fait le plus défaut dans les laboratoires de l’impérialisme pourrissant;
• du point de vue des capitalistes, il s’agit non seulement d’une discipline ‘non rentable’, mais encore d’une discipline dangereuse, puisque, de plus en plus, elle met en évidence la destruction de 1’environnement sur la planète, analyse les causes de cette destruction et mène donc à établir la responsabilité de la société impérialiste dans ces phénomènes, et donc la nécessité impérieuse de détruire cette société.
Il faut savoir que l’écologie, non seulement manifeste actuellement un retard dramatique, mais encore, malgré les déclarations ‘écologistes’ des gouvernements bourgeois et éventuellement la création de ministères soi-disant consacrés à ces problèmes, que cette discipline est sans doute actuellement parmi les plus menacées par les plans de démantèlement de la recherche scientifique : en France par exemple, les crédits et les postes en écologie, déjà notoirement insuffisants, diminuent chaque année.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les lois qui régissent le fonctionnement écologique (et génétique) des populations d’êtres vivants, les cycles biologiques, les réseaux trophiques, les rapports espèces-milieux et espèces-espèces, l’équilibre et l’évolution des populations, des peuplements, des biocénoses et des écosystèmes, les cycles de la matière et les flux de 1‘énergie dans la biosphère soient encore extrêmement mal connues. Malgré les progrès remarquables de 1’écologie dans les dernières décennies, l’état actuel des connaissances ne nous donne qu’une idée encore très approximative de ces lois, extrêmement complexes et multiples. C’est pourtant de leur compréhension que dépendra la capacité pour 1’homme de remédier à la crise de 1’environnement et, en définitive, de survivre sur terre.
Au risque de contredire certaines idées établies, je dirai que, quel que puisse être 1’intérêt théorique et parfois pratique (en médecine notamment) des recherches biologiques actuellement ‘à la mode’ comme celles de biologie moléculaire, elles ne présentent pas pour l’humanité la même urgence immédiate que celles qui portent sur 1’environnement, et qui figurent justement parmi celles que la bourgeoisie attaque le plus. Si l’humanité survit au 20e siècle, ce qui ne sera possible que si la crise de l’environnement est surmontée (et donc si la révolution socialiste mondiale est victorieuse), il se pourrait bien que nos descendants des siècles futurs considèrent que la découverte fondamentale de la biologie du 20e siècle n’est pas l’ADN, mais la ‘simple notion’ que la terre est un espace fini, avec des ressources finies, et que pour y subsister les hommes seront obligés de respecter un certain nombre de règles et de pas détruire irrémédiablement les cycles naturels sur lesquels y repose la possibilité de l’existence de la vie.
Cette ‘découverte’ n’a pas que des conséquences ‘scientifiques’. Elle implique aussi une modification de 1’appréciation considérée comme ‘classique’ du marxisme, à savoir que toute technique ne peut que jouer un rôle social progressiste. Elle implique que les marxistes mettent au premier plan de leurs préoccupations scientifiques celle de connaître dans le détail les données actuelles de l’écologie, et de les intégrer au plus tôt dans 1’ensemble des données fondamentales du marxisme. Elle implique que les marxistes contemporains fassent à ce sujet l’analyse que ceux du début du siècle ne pouvaient pas faire.
Il est significatif que l’aile la plus ‘radicale’ du ‘mouvement écologiste’, qui a tenté depuis des années d’élaborer une analyse complète des problèmes liés, dans des domaines très divers, à la crise de l’environnement, n’ait pu aboutir à la synthèse que cette analyse implique, car cette synthèse n’est possible que par la jonction avec l’analyse marxiste des processus économiques, sociaux et politiques. Il est urgent que cette jonction s’effectue.
L’effet ‘repoussoir’ des ‘écologistes’ petits-bourgeois
Un autre facteur de l’attitude de 1’OCI à l’égard de la crise de l’environnement semble bien être l’effet ‘repoussoir’ des ‘écologistes’ petits-bourgeois. Dépourvus de perspectives et de solution politique propre à la crise de l’impérialisme, la petite-bourgeoisie, dès lors qu’elle ne se place pas aux côtés du prolétariat et sous la direction politique de celui-ci, ne peut aboutir qu’à des positions ultra-réactionnaires et désespérées, dont le gauchisme décomposé d’une part, mais aussi 1’individualisme ‘apolitique’ et obscurantiste des marginaux qui ‘retournent à la terre’ et qui condamnent en bloc la technique, la science, la culture humaine en général, sont des exemples.
En revanche 1’introduction des ‘préoccupations écologiques’ dans l’arsenal des ‘préoccupations’ des organisations ‘autogestionnaires’ telles que le PSU ou la CFDT, a me semble-t-il une signification un peu différente. En raison d’une part de l’existence d’un problème réel et grave et d’une prise de conscience croissante, dans divers milieux, de ce problème, et d’autre part de l’absence d’une politique correcte sur ces questions des grands partis ouvriers, mais aussi de l’organisation trotskyste, ces organisations bénéficient de ce qu’on pourrait appeler, en termes d’écologie, une ‘niche écologique vide’ : elles peuvent à peu de frais apparaître comme les seules organisations politiques et syndicales conscientes de ces problèmes et de la nature politique de ceux-ci, et peuvent donc dans une certaine mesure drainer vers elles sur cette base un certain nombre de militants, de jeunes et de travailleurs ; dans la perspective électoraliste qui est celle du PSU par exemple, un tel apport n’est pas négligeable.
J’ai insisté plus haut sur 1’hétérogénéité de ce qui est communément appelé le mouvement écologique. Les tendances les plus connues de ce ‘mouvement’, celles sur lesquelles la presse bourgeoise attire, nullement par hasard, 1’attention, sont d’une part la tendance obscurantiste, passéiste et ouvertement réactionnaire, d’autre part la tendance ‘gauchiste autogestionnaire’. Que la bourgeoisie—et les staliniens—fassent tout pour réduire à cela les problèmes écologiques et pour regrouper, selon la méthode classique de l’amalgame, tous ceux que la crise de 1’environnement préoccupe dans ces deux catégories, c’est tout-à-fait compréhensible, mais les marxistes ne doivent pas entrer dans ce jeu. Il est inadmissible que ces problèmes d’une gravité telle qu’ils concernent la survie, à brève échéance, de l’humanité sur 1a planète, apparaissent comme 1’apanage plus ou moins complet des ‘apolitiques’ ou des gauchistes autogestionnaires. Il y a dans ce domaine carence des trotskystes, carence grave à laquelle il faut remédier.
Les marxistes doivent se déterminer sur un problème donné à partir de leur propre analyse et non pas de celle de la bourgeoisie ou des staliniens, ni des attitudes politiques incorrectes des petits-bourgeois qui prétendent être plus ou moins ‘propriétaires’ de ce problème. C’est aux marxistes de fournir une analyse politique correcte des questions liées à la crise de l’environnement et il ne leur suffit pas pour le faire de critiquer ceux qui, non armés de la méthode et du programme marxistes, cherchent en vain à élaborer cette analyse. Ce n’est qu’en donnant une réponse à ces problèmes, en élaborant une politique concrète à ce sujet, que les trotskystes pourront arracher les ‘écologistes’, c’est-à-dire les jeunes, les chercheurs, les enseignants, tous ceux qui, conscients de l’acuité des problèmes, se mobilisent et cherchent une solution, à 1’influence des petits-bourgeois— mais certainement pas en les traitant globalement de réactionnaires et en tournant en dérision leur légitime inquiétude.
Il est bien entendu que ‘donner réponse à ces problèmes’ ne peut consister à donner des formulations générales du type : ‘il n’y aura de solution à ces problèmes que dans le cadre de la société socialiste, la seule solution c’est la révolution’. L’absence en ce domaine de mot d’ordre de transition, en réalité d’attitude concrète, équivaut à celle qui consisterait à dire aux maîtres auxiliaires, par exemple : ‘il n’y aura de solution à vos problèmes qu’avec la révolution’. Dans les pages qui suivent, je tenterai de donner les éléments d’une première tentative d’analyse de ces problèmes du point de vue marxiste. Cette première esquisse est conçue comme le point de départ d’une discussion, qui devrait se dérouler au sein de l’OCI et des autres organisations trotskystes, et entre celles-ci et les écologistes, pour aboutir à une analyse plus complète et précise.
Quelques éléments pour une analyse marxiste des ‘problèmes écologiques’
Le rôle de la technologie
Une fois admise l’existence de la crise de l’environnement et sa gravité, il est important de tenter de dégager les causes principales de cette crise. Trois types fondamentaux de causes ont surtout été évoqués, soit seuls soit combinés entre eux, pour tenter d’expliquer cette crise : l’explosion démographique planétaire ; l’emploi actuel de la technologie, inféodée aux nécessités du système capitaliste décadent ; la technologie contemporaine en soi.
Il est impossible d’aborder ici le détail de la discussion relative à ces trois types de causes invoquées et je renverrai le lecteur à la remarquable analyse de Barry Commoner [11], qui me paraît fournir tous les éléments fondamentaux sur lesquels doit reposer l’analyse marxiste de ces questions. Très brièvement, Commoner montre que, dans le cas des pays capitalistes comme les USA du moins, la crise de 1’environnement n’est pas liée à une surpopulation ou à un ‘excès d’abondance’ (dont Commoner démontre l’inexistence) [12]. En revanche dans les pays ‘sous-développés’, le rôle de l’explosion démographique est prépondérant, sans être toutefois déterminant à lui seul, cette explosion étant elle-même conséquence de la surexploitation et du sous-développement économique dans lesquels l’impérialisme maintient ces pays ; nous reviendrons plus loin sur les problèmes spécifiques à ces pays.
Pour Commoner, la cause principale de la crise de 1’environnement dans les pays industrialisés réside dans la technologie contemporaine, dans les techniques mêmes qui se sont développées depuis la deuxième guerre mondiale. Ces techniques (parmi lesquelles principalement les utilisations, aussi bien ‘pacifiques’ que militaires, de l’énergie nucléaire, les produits organiques et inorganiques de synthèse—matières plastiques, détergents, pesticides, engrais, etc.—, 1’automobile à moteur à combustion interne à essence, les avions supersoniques, etc.) sont, de par leur nature même, infiniment plus polluantes, plus destructrices, plus incompatibles, à plus ou moins long terme, avec le maintien des équilibres écologiques de la planète, que les techniques écologiquement plus saines auxquelles elles se sont substituées : d’un point de vue qualitatif, elles introduisent dans la biosphère des éléments qui en sont naturellement absents ou y sont très rares (tels que les isotopes radioactifs, les métaux lourds ou divers produits organiques de synthèse) et qui agissent de manière nocive sur les organismes vivants (effets pathogènes et mutagènes) et perturbent le fonctionnement des cycles naturels ; de plus les quantités de ces éléments, ou même d’éléments qui se rencontrent à 1’état naturel dans la biosphère, qui sont rejetées par la technologie moderne, sont tellement gigantesques qu’elles ne peuvent plus être ‘digérées’ par le milieu et qu’elles s’y accumulent, perturbant ou bloquant même totalement le fonctionnement des cycles naturels (flux d’énergie et transferts de matière).
Fondamentalement, ce n’est donc pas d’une plus ou moins bonne application de ces techniques que découlent les problèmes, mais de leur application elle-même (voir Annexe 3). Bien entendu, il est de plus certain que lorsque des modifications ou améliorations coûteuses permettraient de les rendre moins polluantes, les exigences du profit entraînent les capitalistes à ne pas effectuer ces modifications. Mais ne voir que cet aspect du problème serait extrêmement trompeur, et c’est une illusion de croire qu’il y aurait une solution purement technique aux problèmes de pollution et que dans une autre société (socialiste), qui favoriserait la multiplication des stations d’épuration, des dispositifs anti-pollution, etc., ces mêmes techniques pourraient être employées sans perturber 1’environnement.
Commoner insiste sur le fait que le développement de ces techniques nouvelles n’est lié en aucune manière aux besoins de l’humanité, et que ces techniques ne constituent en général pas un ‘progrès’ par rapport aux techniques traditionnelles, mais que les techniques nouvelles, bien plus polluantes que celles auxquelles elles se sont substituées, sont également bien plus rentables pour les capitalistes. L’analyse des causes économiques du passage à la technologie contemporaine par 1’impérialisme pourrissant n’est qu’esquissée dans le travail de Commoner et méritera d’être poussée plus avant. Une des caractéristiques de ce passage est le remplacement d’un grand nombre de matières premières naturelles (provenant de tous les pays du monde et qui, traitées de mille manières, donnaient les divers types de produits utilisés par les hommes) par un nombre bien plus restreint de matières premières : les sous-produits du pétrole, notamment, recouvrent maintenant une très vaste gamme de produits finis. Ce passage à un nombre de plus en plus restreint de matières premières a joué un rôle important dans la destruction, dans le cadre de l’impérialisme, de 1’économie de certains pays ‘sous- développés’, autrefois producteurs de matières premières diverses au compte des puissances colonialistes, et qui se sont retrouvés par exemple à la tête d’agricultures extrêmement spécialisées pour les produits desquelles il n’y avait plus de débouchés, et sans les industries nécessaires pour le traitement de ces matières premières.
Pour conclure son analyse, Commoner constate que la technologie moderne, préjudiciable, à plus ou moins long terme, à l’humanité, est indispensable au système capitaliste actuel et qu’il ne faut pas attendre de celui-ci une auto-réforme : le système capitaliste ira plutôt jusqu’à l’autodestruction et, avec lui, à la destruction de la vie sur toute la planète, mais il n’est pas capable de se transformer. Commoner ignore tout du marxisme et confond le socialisme avec la caricature stalinienne qu’en donne 1’URSS : il est donc bien normal qu’il soit pessimiste et qu’il ne croie guère à la capacité du ‘socialisme’ à faire mieux à ce sujet que l’impérialisme (inutile de préciser que la crise de l’environnement, pour y être moins accentuée du fait du moindre développement de la technologie moderne, n’épargne toutefois nullement 1’URSS). Mais toute 1’analyse de Commoner mène à la conclusion que seule la révolution socialiste pourra résoudre ces problèmes, sécrétés par le capitalisme. C’est aux marxistes qu’il appartiendra de reprendre 1’analyse de Comnoner et de la mener à son terme.
« Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître »
La crise planétaire de 1’environnement est un phénomène nouveau dans l’histoire de l’humanité, et qui coïncide avec la putréfaction de 1’impérialisme, réaction sur toute la ligne. Il y a là, justement, plus qu’une coïncidence : la crise de l’environnement est l’une des expressions, et peut-être, en définitive, la plus grave, de la crise mortelle de l’impérialisme, cette crise que le Programme de Transition [13] caractérise comme suit : « Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela, dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
Ces lignes ont été écrites par Léon Trotsky en 1938 et on peut admettre sans trop d’invraisemblance que, ce qui avait « commencé à pourrir » en 1938, doit être dans un état plus avancé de pourrissement quarante ans plus tard. Il ne s’agit pas là de jouer sur les mots mais de reconnaître que, si les conditions existent encore, et plus que jamais, pour la révolution socialiste mondiale, la rupture des équilibres écologiques fondamentaux de la planète vers laquelle nous nous acheminons entraînerait une désagrégation de l’économie et du marché mondiaux, c’est-à-dire la fin de la civilisation humaine, le retour à la barbarie et sans doute l’anéantissement de l’humanité. Il ne s’agit pas là, malheureusement, de visions apocalyptiques gratuites, mais des ‘prévisions’ les plus raisonnables. Aussi les écologistes conscients, au lieu de se tourner vers la bourgeoisie, ne peuvent-ils que tourner vers le prolétariat et son parti révolutionnaire, seuls porteurs de la solution à la crise de l’humanité.
Les trotskystes doivent résolument envisager une révision de fond en comble de l’attitude ‘marxiste classique’ (mais ne devrait-on pas plutôt dire ‘stalinienne classique’ ?) de ‘confiance absolue’ à l’égard de la technologie du 20e siècle. Ils disposent de 1’armement théorique le plus cohérent, le plus solide, pour comprendre la nature de la crise de l’environnement et de ses causes réelles. Ne se sont- ils pas élevés à maintes reprises contre les affirmations des staliniens et des pablistes selon lesquelles le 20e siècle voyait un ‘développement tumultueux des forces productives’, la science et la technique devenant des ‘forces productives directes’ ?
En réalité, au 20e siècle, à l’époque de la putréfaction de 1’impérialisme, la science et la technique ne sont pas service de 1’humanité, mais de la classe sociale parasitaire qui mène l’humanité à la barbarie, la bourgeoisie. De plus en plus se réalise le processus de transformation des forces productives en forces destructives, caractérisé brièvement par Stéphane Just comme suit [14] : « Les rapports de production bourgeois ont comme conséquence que les moyens de production se transforment en forces destructives d’autant plus puissantes que la science et la technique sont développées. »
Il ne suffit pas cependant de répéter après le Programme de Transition que « les forces productives de 1’humanité ont cessé de croître », ni même de dire qu’elles se transforment en forces destructives ; il faut établir comment. « Contrainte de tenter de préserver son taux de profit moyen, écrit Pierre Foulan [15], la bourgeoisie est impuissante à développer globalement les forces productives. La préservation de ce taux de profit moyen se traduit par la non-exploitation d’une partie croissante du potentiel productif de l’humanité » et, faut-il ajouter, d’une destruction croissante de ce potentiel, parmi lequel figurent les ressources minérales et biologiques de la terre.
Classiquement, les trotskystes soulignent les trois phénomènes suivants comme étant les expressions principales de la formule générale « les forces productives de l’humanité ont cessé de croître » [16] :
• le maintien, et même 1’aggravation, du ‘sous-développement’ pour la majorité de l’humanité, et notamment dans les pays du ‘tiers monde’ ;
• le processus de surexploitation et de déqualification du prolétariat et de destruction, à tous les niveaux et dans tous les domaines, de la culture ;
• l’importance croissante de l’économie d’armement, devenue moteur de 1’économie impérialiste mondiale, et transformant directement les forces productives en forces destructives.
Ces caractérisations sont parfaitement correctes mais incomplètes. A ces trois ordres de fait il importe d’ajouter le phénomène de destruction de l’environnement, de la biosphère où 1’humanité vit, d’où elle tire sa subsistance et tous les éléments sur lesquels repose sa technique, sa civilisation ; la technologie contemporaine est, au même titre que l’économie d’armement, une force destructive directe. Il est erroné de considérer que cette technologie constituerait, contrairement à 1’économie d’armement qui est le principal moteur de son développement, un facteur de progrès. Ainsi Stéphane Just écrit [17] : « Les progrès de la science et de la technologie sont animés par les recherches à des fins militaires. Ensuite, et comme conséquence, ils s’étendent aux branches de la production, bien que relativement, lentement. Encore ne faut-il pas perdre de vue que ces branches ne fonctionneraient pas sans l’énorme volant de l’économie d’armement. »
Selon cette analyse, l’introduction dans la production des techniques modernes, issues des recherches effectuées à des fins militaires, ne serait qu’une conséquence lointaine et, somme toute, bénéfique, progressiste, de ces recherches. C’est ne pas comprendre que cette introduction elle-même ne répond pas, en général, aux besoins de l’humanité, mais aux nécessités de l’économie capitaliste, et est en définitive, dans bien des cas, une autre forme de destruction des forces productives. La nature ‘progressiste’ ou non d’une technique ne se mesure pas qu’au nombre de kilowatts ou de tonnes de céréales produits, mais ne peut être estimée qu’à la suite d’un bilan de l’ensemble des conséquences, pour 1’humanité, de 1’application de cette technique : du point de vue global des intérêts de l’humanité, la destruction des ressources et des équilibres de la biosphère est, à long terme, entièrement négative, et ne peut être justifiée par les ‘avantages’ momentanés apportés par cette technique—non pas d’ailleurs à 1’ensemble de 1’humanité, mais à une minorité.
À condition d’en élargir le sens, les termes mêmes de Stéphane Just [18] s’appliquent ici parfaitement : « Le développement de la science et de la technique comme produit des rapports sociaux de production bourgeois, à un certain stade de développement du mode de production capitaliste, se dresse contre la force productive dont dépendent toutes les autres : ‘l’homme, 1’homme socialisé’, sans lequel elles n’existent pourtant pas, et menace de la détruire. Il serait vain et ridicule cependant d’en rendre responsables, en les prenant comme des choses en soi, ‘la science et la technique’. La responsabilité en incombe aux rapports sociaux de production bourgeois qui à un stade donné engendrent : 1’impérialisme. »
Ce passage contient tous les éléments qui permettent de comprendre la nature profonde de la crise de l’environnement. Ce sont les rapports sociaux de production bourgeois sous l’impérialisme qui sont responsables de la nature disloquée du savoir scientifique actuel, et de l’emploi, qui en est en partie la conséquence, d’une technologie inadéquate et destructrice, qui menace de détruire ‘l’homme, 1’homme socialisé’.
La destruction de l’environnement dans les pays ‘sous- développés’
Un problème un peu différent se pose dans les pays ‘sous-développés’. Dans ces pays, les atteintes les plus graves à l’environnement ne sont pas celles dues à l’emploi des technologies modernes, mais celles dues à la destruction massive des forêts et des sols [19]. Ces destructions massives sont liées bien entendu à 1’explosion démographique gigantesque subie par ces pays dans les dernières décennies, mais celle-ci n’est pas la cause première du phénomène. C’est le ‘sous-développement’ lui-même, dans lequel l’impérialisme moribond maintient ces pays, qui est responsable à la fois de cette explosion démographique et des graves conséquences écologiques de celle-ci.
Il est manifestement tout-à-fait gratuit d’affirmer, comme le fait le Manifeste de l’OCI [20], que la terre pourrait « satisfaire sans limites les besoins de quatre milliards d’hommes que porte la planète, et, s’il le fallait, de dix fois davantage ». Cet ‘optimisme’ à l’égard des possibilités de la technique (au sens large) ne tient pas compte des limites fixées par les ressources (en espace, en sol, en eau, en énergie, etc.) de la planète terre, A cet égard le commentaire suivant de Barry Commoner [21] est plus modeste et prudent mais correspond bien mieux à l’état actuel de nos connaissances : « On reconnaît encore d’une façon générale que la population terrestre ne peut pas croître indéfiniment, car il existe des limites aux ressources qui lui sont indispensables, telles que les denrées et produits qui peuvent être fournis par le système écologique global. Toutefois, 1’appréciation des possibilités d’accroissement d’une capacité mondiale de production des denrées alimentaires fait également 1’objet de divergences d’opinions, et cette capacité ne peut à l’heure actuelle faire 1’objet d’évaluations précises. On peut donc conclure qu’il existe certainement une limite aux chiffres que pourrait atteindre la population mondiale, mais que la fixation de cette limite ne peut faire l’objet que de conjectures plus ou moins incertaines. »
Il est néanmoins certain que cette limite n’est actuellement pas atteinte et que c’est le système impérialiste qui, en entraînant une répartition inégale des ressources et en maintenant le retard économique de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, est responsable de la famine ou semi-famine endémique dans ces pays. Cette misère est elle-même responsable, d’une part des taux de natalité très élevés de ces pays, responsables de la crise démographique, et d’autre part de l’ampleur croissante des atteintes à l’environnement que constituent les gigantesques défrichements actuellement réalisés dans ces pays. Ces défrichements, non seulement ne permettent en aucune manière de résoudre les problèmes économiques de ces pays et d’y vaincre la misère, mais de surcroît entraînent une destruction gigantesque et irréversible des sols dans l’ensemble des pays tropicaux, elle-même suivie de graves conséquences écologiques (érosion, envasements, inondations), l’ensemble de ces phénomènes ruinant de plus en plus les ressources économiques de ces pays (ceci sans parler des graves conséquences des déforestations à grande échelle sur le climat régional et mondial, phénomènes encore extrêmement mal connus). La misère alimente ainsi la misère et joue ainsi le rôle d’une force destructive directe.
Il est certain que toute solution à la crise de l’environnement dans ces pays implique la disparition de la misère et 1’arrêt de l’explosion démographique, mais ces deux phénomènes dépendant directement de 1’impérialisme, ce n’est que la révolution socialiste, l’expropriation de la bourgeoisie compradore et des capitalistes étrangers, qui pourront leur apporter une solution. Tout permet de penser que la modification du régime foncier (réforme agraire), l’élévation du niveau de vie des masses et leur alphabétisation, conséquences de la révolution socialiste, entraîneront une baisse des taux de natalité et une stabilisation de la démographie (phénomène de la ‘transition démographique’) et permettront de stopper le processus dramatique de destruction des forêts, des sols et des ressources naturelles. A cet égard, le cas de la Chine est exemplaire : depuis la révolution, 1’explosion démographique a été stoppée [22] et un effort considérable de reboisement et de protection des sols a été effectué [23]—et ceci malgré la nature déformée de l’État ouvrier chinois. Au problème démographique comme aux autres, il n’existe pas de solution ‘technique’ (du type limitation obligatoire des naissances), la seule solution réelle est politique.
Pour finir, soulignons qu’il serait inexact de dire que la crise de 1’environnement est due, dans les pays industrialisés, à la seule pollution, et dans les pays ‘sous-développés’ à la seule destruction des forêts et des sols. La technologie contemporaine pénètre largement, par divers canaux, dans ces derniers pays, où ses effets s’ajoutent à ceux évoqués ci-dessus ; les problèmes liés à la croissance démographique et à la destruction des forêts et des sols se posent aussi dans certaines régions de 1’Europe et de l’Amérique-du-Nord, même s’ils apparaissent à l’heure actuelle moins graves que ceux liés à la pollution. En réalité, à l’échelle du globe tout entier, la croissance démographique, dans le cadre de l’impérialisme, ne peut qu’aggraver les phénomènes destructifs de tous ordres et accélérer, dans divers domaines, l’approche des points de non-retour.
Conclusion
Ce qui précède démontre que l’analyse de la crise de l’environnement complète et mène à son terme l’analyse marxiste qui affirme en termes généraux que l’impérialisme est « la réaction sur toute la ligne » et que « les forces productives de 1’humanité ont cessé de croître ». Refuser de prendre en compte 1’analyse écologique est en réalité contradictoire avec 1’analyse marxiste. Comment peut-on en effet expliquer à la fois, d’une part que les forces productives ont cessé de croître et se transforment en forces destructives, et d’autre part que ceux qui s’élèvent contre la forme concrète extrêmement importante que prennent ces forces destructives dans les atteintes à la biosphère sont des réactionnaires ? Comment peut-on affirmer à la fois que le capitalisme pourrissant est incapable de progrès et que ceux qui s’opposent au produit direct du capitalisme pourrissant qu’est la technologie moderne sont contre le progrès ? De telles contradictions indiquent que l’analyse des trotskystes est restée pour l’instant incomplète.
La crise de l’environnement n’est liée à aucune fatalité historique, elle ne constitue nullement la conséquence inéluctable de ‘la croissance’ ou de ‘la technique’ en soi. Elle est l’expression, sur un certain plan, de la crise de l’humanité, de cette survivance contre nature, de plus de cinquante ans trop longue, de 1’impérialisme, réaction sur toute la ligne—survivance elle-même due au développement du stalinisme, syphilis du mouvement ouvrier mondial, et de la crise concomitante de la direction révolutionnaire.
C’est de cette manière qu’il faut aborder les problèmes. L’alternative n’est pas, comme le prétendent la bourgeoisie ou les staliniens, entre la technologie actuelle et le retour au Moyen-Âge. L’alternative est entre la technologie actuelle destructrice, au service du capitalisme pourrissant, et une technologie rationnelle, au service des besoins de l’humanité. L’alternative, la seule alternative réelle, est entre le maintien de l’impérialisme, menant l’humanité à la barbarie et à la destruction, et la révolution socialiste mondiale.
L’OCI ne peut donc faire de ce problème un problème secondaire (dont on parlerait de temps en temps dans la 11e page d’IO pour se donner bonne conscience), ni se contenter de 1’évoquer de manière vague et générale dans son programme. Elle doit non seulement faire sienne l’analyse écologique, non seulement être partie prenante des luttes des ‘écologistes’, mais elle doit en prendre la tête, en être 1’organisatrice. Contrairement à que pensent certains, le ‘mouvement écologiste’ n’est pas un mouvement petit-bourgeois passager comme tant d’autres qui se sont récemment succédés, parce qu’il prend sa racine dans des problèmes réels qui ne sont pas près de disparaître et qui vont même aller en s’accentuant de plus en plus. En l’absence des trotskystes, ce mouvement continuera de croître, sans doute dans une direction politiquement fausse. C’est à la IVe Internationale qu’il revient de prendre, à l’échelle de la planète, la tête de ce ‘mouvement’, pour le mener à sa pleine maturité.
Bien des écologistes sont conscients des points suivants, ce qui devrait pouvoir faciliter leur jonction avec la IVe Internationale : la crise de l’environnement est un problème politique ; il n’existe pas de solution purement technique, au sein du capitalisme, à cette crise, et le capitalisme est incapable à ce sujet d’auto-réforme ; le problème est d’ampleur mondiale et nécessite une solution mondiale ; ce sont les masses qui devront s’emparer de ces problèmes pour les résoudre, et la solution nécessitera une ‘révolution’ ; la société à laquelle mènera cette révolution sera une société gérée rationnellement, sur la base de l’ensemble des connaissances scientifiques et en fonction des besoins de 1’humanité et non pas des intérêts particuliers d’une classe sociale [24].
La défense de l’environnement concerne la survie de l’humanité dans son ensemble. Au même titre que la défense des libertés démocratiques, que la lutte contre la déqualification, la destruction de la culture et l’obscurantisme, que la lutte contre la dégradation des conditions de sécurité, de travail et de vie, il s’agit de revendications et de problèmes ne se limitant pas à la classe ouvrière mais que seule la classe ouvrière peut prendre à son compte et mener à terme. En tant que direction future de 1’Internationale révolutionnaire à reconstruire, les organisations du Comité d’Organisation doivent prendre la tête du combat contre la destruction du capital principal de l’humanité, l’ensemble des écosystèmes terrestres, tout en expliquant que ce combat ne pourra aboutir réellement et définitivement qu’avec la révolution socialiste mondiale.
Il faut de plus être conscient que le dégât causé, à l’échelle de la planète, par les cinquante dernières années de l’impérialisme, est déjà gigantesque et restera en partie irréparable (les espèces éteintes le sont définitivement, les forêts détruites et les sols érodés mettront des millénaires à se reconstituer, ainsi que les équilibres biologiques des cours d’eau, des lacs et des mers détruits par la pollution). Il est donc inexact d’affirmer que, ‘quand la révolution aura eu lieu’, ces problèmes trouveront une solution simple et immédiate. Les phénomènes impliqués dans le fonctionnement et 1’évolution des écosystèmes présentent une forte inertie et sont pour la plupart très lents : aucun ‘miracle de la technique’, même sous le socialisme, ne pourra les accélérer, et il faut savoir que, ce que l’impérialisme moribond a pu détruire en quelques années, il faudra parfois des siècles ou des millénaires pour le rétablir, quand encore il sera possible de le rétablir. Dans ces conditions, les révolutionnaires ont toute leur place dans les luttes ‘syndicales’ qui tentent de retarder, réduire ou empêcher ces destructions. Il ne s’agit pas là, pas plus que dans les luttes syndicales classiques, de répandre d’illusions sur la possibilité de réformer le capitalisme, mais de lutter pied à pied contre les conséquences destructrices de la crise de l’impérialisme et, dans le cadre de ce processus, de construire le parti révolutionnaire et de préparer la révolution.
Perspectives
Les organisations trotskystes ne peuvent continuer à ignorer les problèmes écologiques, à calomnier les écologistes les traitant tous de réactionnaires et de passéistes. Les anathèmes et les amalgames doivent cesser, et céder la place à l’information, à la réflexion, à la discussion.
Ceci implique tout d’abord une information large, approfondie, détaillée, sur les aspects scientifiques et technologiques de ces problèmes, sans laquelle aucune discussion sérieuse n’est possible. Mon propos n’était pas ici de faire un traité d’écologie mais de souligner les aspects politiques des problèmes, mais une discussion à ce sujet implique que les aspects techniques soient connus. Les lecteurs pourront se reporter ouvrages cités ci-dessus, et à bien d’autres travaux de portée plus limitée ou plus spécialisés. Il est urgent que la presse trotskyste prenne en charge l’information des militants et des sympathisants, soit en publiant des analyses plus ou moins détaillées, soit en fournissant les références des travaux scientifiques existants dans ce domaine.
Les éléments fondamentaux de 1’information scientifique à ce sujet sont les suivants :
• les ressources de la biosphère sont limitées, et doivent être réintroduites, après utilisation par l’homme, dans les cycles naturels, sous peine d’épuisement définitif ;
• l’intégrité de ces cycles naturels doit être préservée ;
• la pollution par la technologie moderne détruit l’intégrité de ces cycles ;
• la lutte anti-pollution est impossible dans le cadre de l’utilisation de cette technologie et exige le recours à d’autres technologies, rationnelles, non polluantes ;
• ces technologies existent ou pourraient exister, mais ne sont pas développées ou employées par 1’impérialisme car elles sont infiniment moins rentables pour les capitalistes que les précédentes (voir Annexe 4).
A partir de ces connaissances de base indispensables, une discussion pourrait se développer au sein des organisations trotskystes et aboutir à l’élaboration d’une analyse des aspects économiques et politiques des problèmes et à la définition d’une position concrète, à 1’échelle internationale, des trotskystes sur ces questions. Un certain nombre de mots d’ordres ‘écologiques’ centraux pourraient être explicitement repris à leur compte par les trotskystes et éventuellement introduits dans leur programme. Ainsi pour les mots d’ordres suivants, qui devraient faire 1’unanimité :
• Halte aux différentes formes de pollution, de l’eau, de l’air et des sols !
• Halte à la destruction, à l’échelle de la planète, des forêts, poumon indispensable de la biosphère et garantie de maintien des sols !
• Halte à l’exploitation irrationnelle des sols et aux différentes formes de pillage et de gaspillage des ressources minérales, végétales et animales du globe !
• Halte à la destruction, sans retour possible, des milieux naturels et des espèces vivantes, etc. !
Bien entendu, ces mots d’ordre sont encore trop généraux et ne donnent qu’un cadre global pour l’intervention concrète pour la défense de l’environnement. Des mots d’ordre plus précis, appropriés à tous les cas particuliers, devraient être élaborés. L’un de ceux-ci, aucun doute n’est permis à cet égard, devrait être : halte à 1’utilisation, que ce soit à des fins militaires ou ‘civiles’, de l’énergie nucléaire ! Tout démontre que les risques courus, aussi bien à 1’échelle des individus (cancers) que de leur descendance (mutations défavorables) et de 1’environnement en général (pollutions radioactive et thermique), sont infiniment plus élevés que les avantages, d’ailleurs très hypothétiques, que 1’utilisation des centrales nucléaires peut avoir par rapport à d’autres techniques plus classiques ou en projet (énergie solaire). Les trotskystes ne doivent plus attendre pour prendre position vigoureusement sur ce problème et, en France notamment, tout mettre en œuvre pour taire reculer les capitalistes sur ce point et taire avorter le programme de construction de centrales nucléaires. Dans bien d’autres domaines, notamment à l’égard des industries responsables de pollution chimique, des interventions seraient souhaitables, pour demander des commissions d’enquête, faire cesser des activités polluantes, etc.
Il faut ici aborder un dernier problème, celui du ‘chantage au chômage’. La bourgeoisie, et les staliniens avec elle, crient sur tous les toits que s’opposer à l’utilisation des techniques polluantes revient à vouloir mettre des milliers de travailleurs au chômage. Les staliniens et les bureaucrates syndicaux ne manquent pas de mobiliser les travailleurs contre les ‘réactionnaires’ qui veulent revenir au Moyen-Âge, détruire l’industrie, supprimer les emplois. Le problème s’est déjà posé et se posera de plus en plus et de plus en plus gravement. C’est un problème grave, apparemment insoluble, et qui mérite une analyse sérieuse. Il est bien évident que, ni les travailleurs qui luttent pour conserver leur emploi, ni les victimes de la pollution quand il y en a, n’ont tort. La bourgeoisie s’appuie sur les premiers contre les seconds : « Il suffit d’une bonne propagande à l’intérieur de l’entreprise pour atteindre un résultat satisfaisant : l’isolement plus ou moins complet des victimes qui deviennent des empêcheurs de produire en rond. Ils sont les gêneurs, des ‘ennemis sociaux’ qui s’opposent, pour des raisons que l’entreprise présente comme mal définies et sujettes à caution, à une activité économique qui crée de la richesse pour tout le monde. » [25] Il est clair que la seule solution ce problème est d’obliger l’usine à ne plus polluer, tout en conservant les emplois et les qualifications. Or ceci n’est pas toujours possible, notamment dans le cas des industries polluantes ‘par nature’, comme le nucléaire ou les avions supersoniques du type Concorde par exemple ! En définitive, le problème se pose dans ce cas comme dans celui de l’industrie d’armement ou de guerre : cette industrie crée des emplois, et lutter contre elle est à ce même titre ‘réactionnaire’ ; pourtant l’existence même de cette industrie est encore plus ‘réactionnaire’.
Les contradictions de ce type, qui illustrent de la manière la plus claire que les conditions objectives de la révolution socialiste « ont commencé à pourrir », puisqu’elles aboutissent à opposer entre elles plusieurs catégories de travailleurs ou un certain nombre de travailleurs et l’ensemble des habitants d’une région de la planète, ne pourront être résolues qu’à un niveau supérieur, en luttant pour la destruction de cette société qui n’offre comme alternative à ses membres que le chômage ou la destruction de leur santé et de celle de leurs enfants, et de la planète où ils vivent.
Parce que j’estime que ces problèmes sont d’une importance vitale pour l’humanité et que le prolétariat mondial, avec à sa tête la IVe Internationale, est seul à même d’y apporter une solution, en menant à son terme la révolution socialiste mondiale, je souhaite que ce texte soit porté à la connaissance de tous les militants et sympathisants de l’OCI et du Comité d’Organisation, et je demande au Comité Central de l’OCI de le publier intégralement dans La Vérité, comme première contribution à la discussion qui devrait maintenant se développer.
Alain Dubois
Octobre 1977
Post-scriptum
Alors que la rédaction de ce texte était terminée, j’ai été amené à lire un article de Gérard Bloch [26] dans lequel il est explicitement fait mention de la crise de 1’environnement, et il me faut donc corriger mon affirmation selon laquelle ce problème n’avait jamais été abordé dans la presse trotskyste. Dans cet article, Gérard Bloch souligne justement que le fond du problème est politique et non pas technique, et que la seule solution est la révolution socialiste. Toutefois il manifeste un optimisme non fondé quant au problème de la surpopulation, et quant à la possibilité d’apporter des solutions techniques aux problèmes posés par la technologie contemporaine (il est significatif que le problème des centrales nucléaires ne soit pas évoqué). Enfin, bien que Gérard Bloch reconnaisse 1’ampleur gigantesque des dégâts déjà causés à 1’échelle de la planète par l’impérialisme pourrissant, il n’envisage pas la nécessité—ou la possibilité—de luttes ‘syndicales’, pour tenter de limiter ou d’empêcher certaines des atteintes, les plus graves, à notre environnement. Il écrit : « À ces maux, un seul remède : la révolution prolétarienne ». Sous-entendu : en attendant, on ne peut rien faire, il faut laisser le capitalisme attaquer de plus en plus la biosphère. Cette attitude sectaire et ‘puriste’ ne ressemble pas à celle de l’OCI dans les autres domaines, et mérite d’être reconsidérée : après tout, il est bien certain qu’à tous les problèmes qui se posent actuellement à 1’humanité, la seule solution est la révolution prolétarienne, mais ce n’est pas de le répéter dogmatiquement sur tous les tons qui accélérera la venue et la victoire de celle-ci. C’est au contraire l’intervention pratique, concrète, sur la base de mots d’ordre et d’une stratégie de transition, dans tous les domaines, qui pourra, en permettant la construction du Parti et de l’Internationale révolutionnaires, préparer cette révolution. Aux travailleurs qui luttent contre les licenciements, la déqualification, la surexploitation, aux enseignants qui luttent contre les atteintes croissante du capitalisme à l’égard de l’enseignement et de la culture en général, à tous ceux qui se mobilisent dans le monde pour la défense des libertés démocratiques et contre la répression, les trotskystes ne se contentent pas de dire: « À ces maux, un seul remède : la révolution prolétarienne ». Ils participent à leurs luttes, ils les organisent, et les amènent à comprendre que leurs problèmes ne sont que l’expression sur un certain plan d’un problème plus général, auquel la seule solution est la révolution prolétarienne, ce qui exige la reconstruction de la IVe Internationale. Ils doivent procéder de même à l’égard de ceux qui se mobilisent pour lutter contre la destruction de l’environnement.
Alain Dubois
29 octobre 1977
Notes et Annexes
Notes et références
[1] Le petit livre de Pierre Samuel et Claude-Marie Vadrot (Le nucléaire en questions, Entente, 1977) constitue une bonne introduction sur cette question, sur laquelle il existe de nombreux autres documents.
[2] Par exemple les Éléments d’écologie appliquée de François Ramade (Ediscience McGraw-Hill, 1974).
[3] Ainsi le livre de Jean Dorst, Avant que nature meure (Delachaux et Niestlé, 1965), qui constitue sans doute, bien qu’il date déjà, le dossier le plus complet et le plus accessible à tous sur les aspects purement ‘techniques’ de cette question, ou l’ouvrage de Barry Commoner, L’encerclement (Seuil, 1972), qui fournit une tentative fort intéressante d’analyse des causes de la crise de 1’environnement.
[4] Stock, 1973.
[5] La Vérité, supplément au N°543.
[6] Documents de l’OCI, SELIO, N°l.
[7] Documents de l’OCI, SELIO, N°4.
[8] Voir par exemple : François Jacob, La logique du vivant, Gallimard, 1970, p. 14 sq. ; et Barry Commoner, Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?, Seuil, 1969, chapitre 3, « Le tout est plus grand que la somme des parties ».
[9] F., Jacob, op. cit., p. 15.
[10] Ibid.
[11] Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972.
[12] Voir aussi à ce sujet : « La sous-alimentation aux États-Unis », Études marxistes, N° 3‒4, mars 1969, p. 62.
[13] La Vérité, supplément au N° 529, p. 8‒9.
[14] Stéphane Just, Révisionnisme liquidateur contre trotskysme, SELIO, 1971, p. 15.
[15] P. Foulan, op. cit., p. 8l.
[16] Voir par exemple P. Foulan, op. cit., p. 8l‒83.
[17] S. Just, op. cit., p. 34.
[18] S. Just, op. cit., p. 34.
[19] Voir par exemple à ce sujet : Erik P. Eckholm, La terre sans arbres, Laffont, 1977.
[20] Op. cit., p. 5.
[21] B. Commoner, L’encerclement, p. 237.
[22] Voir F. Ramade, op. cit., p. 130.
[23] Voir E. P. Eckholm, p. 62‒64.
[24] Tous ces points sont explicitement exprimés par exemple dans le livre de Claude-Marie Vadrot (op. cit.), ce qui n’empêche pas la présence dans ce livre de diverses illusions et erreurs.
[25] C.-M. Vadrot, op. cit., p. 42 ; voir aussi p. 184 sq.
[26] « Science, lutte des classes et révolution », 4e partie, « La science et l’avenir communiste », in : Les Nouvelles Études Marxistes, No 3‒4, décembre 1970, p. 57‒64.
Annexe 1
Le passage suivant de Dialectique de la nature de Friedrich Engels (Editions Sociales, 1968, p. l80‒181), écrit en 1876, est d’une clairvoyance prophétique. Sa conclusion ‘optimiste’ tient au fait qu’Engels était convaincu de la victoire prochaine de la révolution socialiste, du passage du règne de la nécessité à celui de la liberté. Il ne pouvait en effet prévoir le stalinisme et la prolongation ‘contre nature’ du capitalisme qui, un siècle après la rédaction de ces lignes, est toujours vivant, mais ne maîtrise toujours pas et, pourrait-on dire, maîtrise de moins en moins, ses « actions dans le domaine de la production » et « les conséquences de ces interventions dans le cours normal des choses de la nature ».
« Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. (…) Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans 1’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.
« Et, en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, 1’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de 1’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »
Annexe 2
« La méthode réductrice n’est pas seulement utilisée en biologie ; elle est plutôt caractéristique d’une tendance qui est celle de la science moderne dans son ensemble. Elle a souvent amené les sociologues à devenir des psychologues, les psychologues à se faire physiologistes, les physiologistes à devenir des spécialistes de la biologie cellulaire, les spécialistes de la biologie cellulaire à devenir des chimistes, les chimistes à se faire physiciens, et les physiciens à devenir mathématiciens. La méthodologie réductrice tend au cloisonnement des disciplines scientifiques et elle tend à séparer chacune d’elles du monde réel. Dans chaque cas, une discipline particulière paraît s’écarter de l’observation de l’objet réel et naturel : les biologistes n’étudient plus l’organisme vivant dans les conditions où il se trouve dans la nature, mais des formations cellulaires et, à la limite, des molécules séparées. Une des conséquences de cette méthode est que toute communication entre des disciplines différentes devient difficile, à moins que 1’on n’en arrive à réduire les problèmes à leur plus simple dénominateur commun. Le biologiste ne peut plus collaborer avec le chimiste, à moins de réduire à une analyse moléculaire le problème biologique qu’il entend analyser. Mais le problème en question risque alors de n’avoir plus de dimensions communes avec ceux qui se posent dans le monde réel. Cette impossibilité de trouver des moyens de communication adéquats entre des disciplines scientifiques hautement spécialisées est ainsi la cause d’importantes difficultés dans la compréhension des problèmes de l’environnement. Par exemple, les chimistes qui ont mis au point les procédés de synthèse des molécules ramifiées des détergents auraient pu être mis en garde contre l’échec qu’allaient connaître en définitive leurs produits s’ils avaient été en étroit contact avec des biochimistes—car ceux-ci étaient avertis que ces types de molécules ramifiées pouvaient résister aux attaques des enzymes, et en conséquence ne seraient pas dégradés dans les dispositifs de traitement des eaux usées.
« Du fait également de la méthodologie réductrice, les diverses disciplines scientifiques ont eu tendance à négliger les problèmes susceptibles d’affecter la condition humaine. Ces problèmes, ceux de la détérioration des conditions de 1’environnement, par exemple, sont inséparables des modes de fonctionnement de systèmes complexes. La vie, telle que devons la vivre, ne se laisse pas réduire aux limites d’une discipline scientifique donnée. Les problèmes réels, qui affectent notre existence et mettent en cause des valeurs auxquelles nous sommes attachés, concordent bien rarement de façon exacte avec les catégories qui composent notre catalogue du savoir, telles que la chimie, la physique nucléaire ou la biologie moléculaire.
« Pour avoir une idée exacte, par exemple, de la terrifiante dégradation qui accable nos villes, nous devons non seulement connaître les principes de 1’économie, de 1’architecture et de la planification sociale, mais encore ceux de la physique et de la chimie atmosphériques, de la biologie des systèmes d’assainissement des eaux, et de 1’écologie des rats et des cafards. En un mot, nous devons pouvoir disposer d’une science et d’une technique qui soient applicables à la condition humaine.
« Néanmoins, ceux qui comme nous appartiennent à la communauté scientifique ont été formés selon des normes qui sont traditionnellement différentes. »
Extrait de Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972, p. 191‒192.
Annexe 1
Le passage suivant de Dialectique de la nature de Friedrich Engels (Editions Sociales, 1968, p. l80‒181), écrit en 1876, est d’une clairvoyance prophétique. Sa conclusion ‘optimiste’ tient au fait qu’Engels était convaincu de la victoire prochaine de la révolution socialiste, du passage du règne de la nécessité à celui de la liberté. Il ne pouvait en effet prévoir le stalinisme et la prolongation ‘contre nature’ du capitalisme qui, un siècle après la rédaction de ces lignes, est toujours vivant, mais ne maîtrise toujours pas et, pourrait-on dire, maîtrise de moins en moins, ses « actions dans le domaine de la production » et « les conséquences de ces interventions dans le cours normal des choses de la nature ».
« Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. (…) Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans 1’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.
« Et, en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, 1’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de 1’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »
Annexe 2
« La méthode réductrice n’est pas seulement utilisée en biologie ; elle est plutôt caractéristique d’une tendance qui est celle de la science moderne dans son ensemble. Elle a souvent amené les sociologues à devenir des psychologues, les psychologues à se faire physiologistes, les physiologistes à devenir des spécialistes de la biologie cellulaire, les spécialistes de la biologie cellulaire à devenir des chimistes, les chimistes à se faire physiciens, et les physiciens à devenir mathématiciens. La méthodologie réductrice tend au cloisonnement des disciplines scientifiques et elle tend à séparer chacune d’elles du monde réel. Dans chaque cas, une discipline particulière paraît s’écarter de l’observation de l’objet réel et naturel : les biologistes n’étudient plus l’organisme vivant dans les conditions où il se trouve dans la nature, mais des formations cellulaires et, à la limite, des molécules séparées. Une des conséquences de cette méthode est que toute communication entre des disciplines différentes devient difficile, à moins que 1’on n’en arrive à réduire les problèmes à leur plus simple dénominateur commun. Le biologiste ne peut plus collaborer avec le chimiste, à moins de réduire à une analyse moléculaire le problème biologique qu’il entend analyser. Mais le problème en question risque alors de n’avoir plus de dimensions communes avec ceux qui se posent dans le monde réel. Cette impossibilité de trouver des moyens de communication adéquats entre des disciplines scientifiques hautement spécialisées est ainsi la cause d’importantes difficultés dans la compréhension des problèmes de l’environnement. Par exemple, les chimistes qui ont mis au point les procédés de synthèse des molécules ramifiées des détergents auraient pu être mis en garde contre l’échec qu’allaient connaître en définitive leurs produits s’ils avaient été en étroit contact avec des biochimistes—car ceux-ci étaient avertis que ces types de molécules ramifiées pouvaient résister aux attaques des enzymes, et en conséquence ne seraient pas dégradés dans les dispositifs de traitement des eaux usées.
« Du fait également de la méthodologie réductrice, les diverses disciplines scientifiques ont eu tendance à négliger les problèmes susceptibles d’affecter la condition humaine. Ces problèmes, ceux de la détérioration des conditions de 1’environnement, par exemple, sont inséparables des modes de fonctionnement de systèmes complexes. La vie, telle que devons la vivre, ne se laisse pas réduire aux limites d’une discipline scientifique donnée. Les problèmes réels, qui affectent notre existence et mettent en cause des valeurs auxquelles nous sommes attachés, concordent bien rarement de façon exacte avec les catégories qui composent notre catalogue du savoir, telles que la chimie, la physique nucléaire ou la biologie moléculaire.
« Pour avoir une idée exacte, par exemple, de la terrifiante dégradation qui accable nos villes, nous devons non seulement connaître les principes de 1’économie, de 1’architecture et de la planification sociale, mais encore ceux de la physique et de la chimie atmosphériques, de la biologie des systèmes d’assainissement des eaux, et de 1’écologie des rats et des cafards. En un mot, nous devons pouvoir disposer d’une science et d’une technique qui soient applicables à la condition humaine.
« Néanmoins, ceux qui comme nous appartiennent à la communauté scientifique ont été formés selon des normes qui sont traditionnellement différentes. »
Extrait de Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972, p. 191‒192.
Annexe 3
« Tous ces problèmes de pollution ne sont pas la conséquence de quelques imperfections ou de menues erreurs d’une technologie nouvelle, mais résultent du fait même que celle-ci a parfaitement réussi à atteindre l’objectif qu’elle s’était proposé. Une usine moderne de traitement des déchets provoque des proliférations algueuses et la pollution qui en résulte, parce qu’elle produit, comme elle était destinée à le faire, d’abondantes quantités de substances nutritives utilisables par les végétaux. Des engrais azotés modernes, hautement concentrés, laissent dans les campagnes des excédents de nitrates qui sont entraînés vers les lacs et les rivières, par le fait même que l’objectif qu’ils se proposaient—augmenter la fertilité des sols—a été pleinement atteint, Le moteur moderne à haute compression d’essence contribue à accroître les taux de pollution en oxydes nitreux et provoque la formation de smog, parce qu’il satisfait de la meilleure façon l’objectif visé par sa conception : le développement d’une forte puissance motrice. Les insecticides synthétiques modernes tuent les oiseaux, les poissons et les insectes utiles, du fait même qu’ils réussissent parfaitement à exterminer les insectes nuisibles ainsi qu’ils étaient destinés à le faire. Les déchets de matière plastique demeurent visibles çà et là dans le paysage parce qu’ils sont faits de substances artificielles synthétiques capables de résister à la dégradation—propriété qui est précisément à la base de leur valeur d’utilisation.
« Nous commençons déjà ici à nous expliquer la contradiction apparente entre une prétendue infaillibilité de la technique et ses échecs évidents en tout ce qui touche à la sauvegarde de l’intégrité de l’environnement. En fait, les technologies modernes n’ont nullement connu l’échec, eu égard aux objectifs qu’elles s’étaient proposées d’atteindre. Les réalisateurs des armes nucléaires ont brillamment réussi à atteindre 1’objectif visé : l’explosion de la bombe atomique : des dizaines de milliers de morts au Japon, et ces résidus radioactifs que contiennent nos os, sont bien là, après tout, pour en témoigner. Dans le même sens, la réalisation d’une usine de traitement des déchets constitue une réussite, car elle a accompli ce qu’on exigeait d’elle : parvenir à réduire la demande biologique d’oxygène dans les eaux d’égouts. Et les engrais azotés ont été à même de satisfaire les agronomes qui désiraient pouvoir augmenter le rendement des cultures. Les pesticides synthétiques tuent parfaitement les insectes, les détergents lavent le linge, et les bouteilles en plastique sont tout à fait aptes à contenir la bière.
Il apparaît donc clairement que nous ne nous trouvons pas là présence d’une erreur de la technique qui, dans tous ces cas, s’est montrée capable de réaliser que l’on attendait d’elle, mais d’un fiasco ultérieur qui est la conséquence des succès obtenus dans le domaine de la production industrielle et agricole. Si la faillite écologique de la technologie moderne est due à sa réussite dans l’accomplissement de la tâche que l’on exigeait d’elle, c’est que le défaut se trouve dans cet objectif qui lui était assigné. »
Extrait de Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972, p. 185‒186.
Annexe 4
A titre d’exemple, et pour souligner que les écologistes ne prônent pas le retour aux conditions de vie du Moyen-Àge, mais la substitution d’une technologie rationnelle à la technologie actuelle, on peut citer le passage qui suit de Barry Commoner. Dans le même esprit, d’autres suggestions que celles de Commoner ont été faites ou pourront 1’être. Il est clair que de telles transformations sont incompatibles avec le système capitaliste, et que seule la révolution socialiste permettrait de mener à bien un programme de ce genre.
« Quelles sont les mesures qu’il convient de mettre en pratique dans un pays, comme les États-Unis, qui se trouve aux prises avec la crise de l’environnement ? Je pense beaucoup moins ici à des législatives et à des règlements visant à la protection de l’environnement qu’aux actions que des mesures de ce genre seraient susceptibles de provoquer—toute une transformation du système de la production qui serait indispensable pour le mettre en harmonie avec le système écologique. Cette tâche exigera la mise en œuvre de technologies entièrement nouvelles : organisation de circuits de retour, ramenant directement vers les sols les déchets domestiques et les eaux d’égouts ; remplacement par des matériaux naturels d’un grand nombre de matériaux synthétiques ; renversement de la pratique actuelle, consistant à diminuer 1’étendue des surfaces mises en culture et à obtenir les plus hauts rendements sur les terres cultivées par un usage intensif des engrais ; remplacement, dans les moindres délais, des pesticides synthétiques par des pesticides biologiques ; éviter l’installation d’industries consommant des quantités considérables d’énergie ; développer des transports terrestres, actionnés efficacement par des moteurs fonctionnant à d’assez basses températures, et en utilisant des rubans de terrain de largeur minima ; mettre en place des dispositifs d’élimination complète des résidus de la combustion, de la fonte des métaux et des processus chimiques (les cheminées d’usines devraient devenir de plus en plus rares) ; établir des cycles de réutilisation des matières premières récupérables, des produits de métal, de verre et de cellulose ; réaliser une planification écologiquement saine de l’utilisation des sols, y compris dans les zones urbaines. »
Extrait de Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972, p. 281.
(À suivre).
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Mots clés : Centrales nucléaires. CGT. Climat. Crise environnementale. Écologie politique. Environnement. Internationale. Lambertisme. Lutte des classes. Marxisme. Mouvement ouvrier. Nucléaire. Stalinisme. Urgence environnementale.
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