2 Octobre 2018
Mots clés : Charlie. Hommage national. Humour. Laïcité. Manifestation. Union sacrée.
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Le nom Charlie évoque celui du Général de Gaulle. Le slogan « Je suis Charlie » clamé unanimement par les manifestants après l'attentat du Bataclan est ambigu, étant utilisé par le pouvoir pour promouvoir l’‘union sacrée’, mais compris par la majorité des manifestants comme un message laïc, anti-clérical, anti-militariste, anti-autoritaire, anti-raciste et anti-idéologique, à l'instar du message que les journalistes de Charlie Hebdo ont consacré leur vie à tenter de faire passer en utilisant l'arme de l'humour.
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Donc, c’est acquis, nous sommes tous Charlie. Et ceux qui ne le sont pas doivent désormais s’attendre à être stigmatisés, rééduqués, condamnés. Union Sacrée oblige. Mais qui est donc ce Charlie ? Chacun connaît maintenant ce nom tiré du titre d’un journal, mais son origine reste obscure. Il faudrait peut-être demander ce qu’il en est aux fondateurs du journal, mais en reste-t-il en vie ?
On peut-on se hasarder à en proposer une explication. L’hebdomadaire Charlie Hebdo a remplacé dans les kiosques L’Hebdo Hara-Kiri qui était réalisé par la même équipe, et qui dérivait lui-même du mensuel Hara-Kiri, le « journal bête et méchant ». Pourquoi ce remplacement ? Tout simplement parce que L’Hebdo Hara-Kiri venait d’être interdit, après la publication de son numéro faisant suite au décès du Général de Gaulle, dont la couverture portait le titre : « Bal tragique à Colombey : un mort » – allusion au « bal tragique » où peu avant 146 personnes avaient trouvé la mort dans l’incendie d’une discothèque.
Il semble que l’équipe de L’Hebdo Hara-Kiri ait décidé de ne pas faire appel de la décision judiciaire de dissolution, peut-être parce que la procédure d’appel aurait risqué de durer plusieurs semaines ou mois. Créer un nouveau journal permettait une reparution rapide.
Alors pourquoi ce titre ? Ne serait-ce pas un « hommage inversé » à celui qui était évoqué sur la couverture du journal incriminé ? Voilà qui serait bien dans l’esprit de ce journal ! Certes, d’un point de vue purement factuel, le nom Charlie Hebdo dérive du titre du mensuel Charlie, nommé en référence au personnage de bande dessinée Charlie Brown, et fondé peu de temps auparavant par la même équipe. Mais le prénom Charlie renvoie également au Général, « responsable indirect et malgré lui » de l’interdiction du journal.
Mais alors, nous qui sommes Charlie, nous serions tout simplement tous, sans le savoir… Charles de Gaulle lui-même ! L’homme du 18 juin et le fondateur de la très démocratique Ve République ! Etonnant, a priori… mais peut-être pas tant que cela, à y réfléchir un peu plus… Après tout, il y a un point commun entre la mort de ce dernier et le massacre des journalistes. Dans les deux cas, l’évènement a été suivi de « grandes messes » où se sont retrouvés ensemble, en bonne intelligence, chefs d’Etats « démocratiques » et dictateurs, présidents ou premiers ministres élus et monarques de droit divin, responsables théocratiques veillant à l’absence de liberté d’expression dans leurs pays ou accusés par certains d’être responsables de crimes contre l’humanité... En 1970 ces « élites » s’étaient retrouvées agenouillées sur les prie-dieu de Notre-Dame de Paris, en 2015 elles ont marché au coude à coude entre République et Nation.
Il n’est guère douteux que cette touchante unanimité des puissants de tous bords a de très bonnes motivations : préparer un « Patriot Act », puis peut-être un Guantanamo, français et européens, préparer de nouvelles interventions militaires contre-productives comme le bourbier afghan, contrôler les citoyens tout en faisant la promotion des églises, des cultes et des croyances...
L’Union Nationale autour de la déclaration « Je suis Charlie » est donc porteuse d’une grande confusion. Pour certains il s’agit de « lutter contre le terrorisme », de rendre notre société de plus en plus sécuritaire et intrusive vis à vis des libertés individuelles et de préparer la guerre en Afrique et en Orient. Pour d’autres il s’agit de légitimer et promouvoir les religions. Pour d’autres enfin il s’agit de défendre la laïcité, la liberté d’expression, le pluralisme d’opinions et les principes de la République, de combattre l’antisémitisme et tous les racismes. Mais ce dernier éclairage n’est-il pas le seul à correspondre au message que les journalistes de Charlie Hebdo ont consacré leur vie à tenter de faire passer en utilisant l'arme de l'humour, un message laïc, anti-clérical, anti-militariste, anti-autoritaire, anti-raciste et anti-idéologique ? Et n’est-il pas celui que l’écrasante majorité des manifestants portaient ?
Il n’est certes pas étonnant qu’après avoir pendant des décennies dit le plus grand mal de ce journal qui « dépassait les bornes de l’acceptable en matière de liberté d’expression », certains journalistes et membres des « élites » médiatiques veillent aujourd’hui à stériliser et fossiliser le message de ces dessinateurs, en priant pour la paix de leurs âmes et en leur accolant une image de Bisounours qui est à l’opposé de l’ensemble de leur œuvre et de leurs actes. Mais les citoyens de France et du monde entier qui ont clamé « Je suis Charlie » ce 11 janvier l’entendent d’une autre oreille et, espérons-le, ne laisseront pas dévoyer la signification de ce rassemblement exceptionnel et exemplaire.
Alain Dubois
13 janvier 2015
Publication originale:
https://blogs.mediapart.fr/alaindubois/blog/150115/mais-au-fait-qui-est-charlie