7 Octobre 2018
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Ce livre montre combien la pensée de Marx et Engels était imprégnée de préoccupations concernant les relations entre l’humanité et la nature, et prémonitoire de l’approche actuelle des problèmes liés à la crise écologique. Cet aspect de leur pensée a été totalement occulté par le stalinisme et ses suiveurs. Malgré ces qualités, ce livre comporte de lourds ‘points aveugles’ qui limitent son impact.
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Une analyse originale et nécessaire
Depuis près de deux siècles, pléthore de ‘marxologues’ ont commenté les travaux de Marx et Engels, les uns de points de vue partiels (philosophique, économique, politique) comme s’il s’agissait de ‘disciplines’ distinctes, les autres en prenant en compte les relations d’interdépendance dialectique entre ces divers aspects. C’est le cas de l’ouvrage récent de Henri Peña-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie [1], qui constitue sans conteste un apport important à la connaissance du marxisme. Jusqu’à cet ouvrage, même les plus chauds partisans d’une prise en compte des problèmes environnementaux dans la théorie et la pratique révolutionnaires (par exemple [2]) se contentaient de dire que cette prise en compte n’était ‘pas contradictoire’ avec la pensée de Marx et Engels, et qu’on pouvait même en trouver des traces ténues dans leurs ouvrages.
Mais ce livre va plus loin, en montrant, nombreuses citations à l’appui, que la préoccupation environnementaliste n’est pas seulement un détail mineur, mais est en fait au cœur de la conception du monde et de la nature de Marx et Engels, qui héberge une indéniable conscience écologique. Les deux principales objections à cette affirmation sont l’argument historique (la réalité des pays qui se sont réclamés de Marx et Engels) et l’objection théorique (ces deux auteurs ne mentionnant pas le terme ‘écologie’). L’argument historique est rejeté car le stalinisme n’est pas la continuation de la pensée de Marx et Engels : « Dans les trois domaines de l’émancipation sociale, du respect des équilibres naturels et d’un authentique pouvoir démocratique, tant économique que politique, la réalité historique n’a été qu’une caricature de leur pensée. » [1, p. 2]. L’objection théorique est « fondée en grande partie sur le recours par Marx et Engels à un vocabulaire hâtivement jugé ‘productiviste’ » [1, p. 13] et à l’absence nominale du terme écologiedans leur œuvre. Cette absence d’un terme alors récent [3] et dont l’emploi n’avait alors été repris par personne en dehors des livres de Haeckel, ne signifie nullement que les concepts sous-jacents sont absents de leurs écrits. « On peut s’en assurer chaque fois que le mot ‘naturaliste’ apparaît sous leur plume, en le remplaçant par le mot ‘écologiste’ sans qu’il y ait perte de sens. Leur conviction matérialiste construit en effet toute explication de la condition humaine en remontant à l’unité originaire entre l’humanité et les conditions naturelles qui l’inscrivent dans un échange vital avec le milieu naturel. » [1, p. 111] L’effort de transposition terminologique est modique. Dans leur œuvre, « (…) l’attention qu’ils portent aux rapports jugés essentiels entre les hommes et la nature (…) est présente, de façon récurrente sinon constante. (…) Les rapports de l’humanité à la nature ne peuvent se concevoir indépendamment des rapports entre les hommes eux-mêmes, et réciproquement. Cette mise en relation est énoncée aussi bien dans les textes économiques et politiques que dans les textes philosophiques et historiques. Une thèse centrale les articule de manière cohérente, en montrant que le mode de production, cadré par des rapports sociaux, règle le rapport à la nature. (…) D’un point de vie philosophique, humanisme et naturalisme sont liés idéalement, mais aussi concrètement. Ils esquissent la critique de la façon dont l’économie capitaliste peut conduire à une dégradation multiforme de la nature, mais aussi les grandes lignes d’une refondation écologiste, qui présente l’écologie politique et le socialisme comme consubstantiels, et les unifie dans une même perspective révolutionnaire. » [1, p. 13‒14]. Marx lui-même a formulé clairement cette idée : « Le communisme, en tant que naturalisme achevé, est un humanisme, en tant qu’humanisme achevé un naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme » [4, p. 87].
Peña-Ruiz insiste sur la modernité de l’approche des problèmes environnementaux dans l’œuvre de Marx et Engels. Il montre que le fil rouge de leur approche de cette question est le plaidoyer permanent pour une maîtrise des rapports entre les hommes et la nature, ce qui exige une compréhension des lois de celle-ci et un respect des cycles et des rythmes naturels, notamment en agriculture. Leur approche matérialiste ne fait appel à aucune catégorie abstraite ou irrationnelle comme l’opposition entre technophobie et technophilie, croissance et décroissance, modernisme et tradition.
Dans l’agriculture capitaliste, l’exploitation épuise, et parfois détruit, simultanément le travailleur et la terre cultivée. C’est le même processus qui est en jeu dans ces deux types de dommages. Le rapport entre les hommes, basé sur l’exploitation de la force de travail, va de pair avec un rapport prédateur et destructeur de l’humanité à la nature. Ce sont les deux faces d’une même pièce. Exploitation de l’homme par l’homme et destruction de l’environnement sont les deux piliers sur lesquels reposent la critique du capitalisme de Marx et Engels et la nécessité de la révolution communiste pour y mettre fin.
Cette lecture, non pas ‘critique’ mais plutôt, pour la première fois, vraiment attentive de Marx et Engels, amène à remettre en cause des idées profondément ancrées dans la conscience collective concernant leur pensée, principalement à la suite de l’interprétation biaisée et intéressée qu’en ont faite les staliniens, leurs thuriféraires et leurs suiveurs paresseux ou aveugles. Nulle part dans leur œuvre n’apparaît l’idée que l’homme devrait ‘vaincre’ la nature, comme s’il était en guerre contre elle, l’‘asservir’ et la dépouiller à son ‘profit’. Tout d’abord parce qu’il fait lui-même partie de la nature, et ensuite parce qu’il ne peut s’en servir judicieusement pour ses propres intérêts qu’en connaissant et respectant ses lois, dont il ne peut s’affranchir : « L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. » [4, p. 62].
Marx et Engels n’ont pas une vision idéalisée et simpliste du ‘progrès’ mais une vision dialectique de l’évolution des relations entre la nature et l’humanité accompagnant l’histoire de cette dernière. Dans cette vision, chaque réalité est lourde de son contraire, chaque finalité apparente est susceptible de produire un effet opposé. Marx écrit : « À mesure que l’humanité maîtrise la nature, l’homme semble devenir l’esclave de ses pareils ou de sa propre infamie. Même la pure lumière de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tous nos progrès semblent avoir pour résultat de doter de vie intellectuelle les forces matérielles et de dégrader la vie humaine à une force matérielle. Cet antagonisme entre la science moderne et l’industrie d’une part, et la misère et la décomposition morale d’autre part, cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque est un fait tangible, écrasant et impossible à nier. Tels partis le déplorent, d’autres souhaitent se débarrasser de la technique moderne, pour peu qu’ils se délivrent des conflits modernes ; ou bien s’imaginent qu’un progrès aussi important dans l’industrie doit nécessairement s’accompagner d’une régression non moins considérable en politique. » [5]. Peña-Ruiz [1, p. 156‒157] ajoute ce commentaire :
« L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la machine, conçue en principe pour alléger le travail humain, et devenue dans certaines conditions une source de fatigues inédites, voire de déshumanisation et d’exploitation accrue. Même constat pour l’agriculture moderne qui tarit la fertilité du sol à force de vouloir en développer la productivité intensive par des substances chimiques dont les effets à moyen et long terme sont déplorables. Marx cultive ainsi une sorte de principe de responsabilité à l’échelle temporelle et spatiale. D’une part, le décalage chronologique entre le court terme et le long terme condamne toute activité qui sacrifie la gestion durable et maîtrisée des ressources naturelles à la frénésie de profit immédiat. D’autre part, la mondialisation géographique du capitalisme affecte la terre comme bien commun premier et ultime, comme source et comme horizon. D’où l’insistance sur une double irresponsabilité, à la fois écologique au regard de la préservation de la nature comme pôle d’un métabolisme essentiel avec l’humanité entière, et historique au regard des générations futures.
« À rebours du Progrès technique comme levier d’émancipation, le capitalisme n’en fait usage que pour décupler le profit et la sujétion des hommes. Déshumanisation du travail, cadences asservissantes, suppressions d’emplois, usure nerveuse, pression à la baisse sur les salaires par le jeu de l’offre et la demande dans un contexte de chômage aggravé : l’arrivée d’une machine dans un atelier n’engendre que des maux pour les ouvriers. »
Le capitalisme actuel pratique constamment l’‘externalisation’ des coûts écologiques, sociaux, humains, de la production. Ceux-ci ne sont pas pris en compte dans le calcul des coûts de production, qu’il s’agisse des coûts de la mise en place des techniques elles-mêmes (par exemple dans le nucléaire [6]), de leur impact sur l’environnement (par exemple pour les pesticides ou les OGM, et là aussi pour les centrales nucléaires, depuis le stade de leur mise en place jusqu’à celui de leur démantèlement, en passant par leur fonctionnement, leur entretien et la gestion des dégâts causés par leurs accidents) ou de leur impact sur les conditions de travail, de vie et de santé des travailleurs. Ces coûts sont pris en charge ‘secrètement’ par l’État, directement sur son budget ou sur celui d’organismes sous sa tutelle (comme la Sécurité Sociale), ce qui revient à la consécration d’un véritable ‘principe d’irresponsabilité’ [1, p. 47]. Il importe de réintégrer ces coûts dans l’évaluation de l’impact réel de toute activité économique sur les hommes comme sur l’environnement. Ne peuvent être considérées comme ‘productives’ que les activités au service des humains et ne détériorant pas leur ‘corps non organique’, l’environnement. Celles qui n’ont d’autre conséquences que d’augmenter la plus-value, sans bénéfices ou nocives pour les humains ou la nature, doivent être considérées comme ‘destructives’.
Peña-Ruiz [1, p. 281‒283] résume ainsi sa pensée :
« Dans les pays capitalistes, jusqu’à présent, les luttes sociales et l’intervention écologique sont restées séparées, tragiquement disjointes alors qu’à l’évidence c’est une même façon de produire et de répartir qui est la cause unique des deux détresses, sociale et écologique. La force politique émergente de l’écologie s’est donc constituée en dehors de la gauche sociale, tandis que celle-ci peinait à intégrer la préoccupation écologique en lui conférant une dimension structurante.
« À cette disjonction il y a sans doute plusieurs explications. Peut-être faut-il en retenir une qui paraît essentielle. Le mouvement ouvrier a conduit les luttes pour l’émancipation sociale, mais il n’a pas repris à son compte l’idée d’une nécessaire refonte écologique, pourtant formulée de façon explicite par Marx et Engels. Par exemple, la refonte du rapport entre ville et campagne, objectif programmatique essentiel dans le texte du Manifeste du parti communiste de 1848, n’a pratiquement pas été reprise dans les programmes des partis communistes, ni dans les revendications avancées au cours de leurs luttes politiques et sociales. [Comme c’est étrange ! AD] L’illusion productiviste, tenace et assimilée à une vision acritique du progrès, est sans doute responsable de ce fait. Le mouvement ouvrier, divisé, a plus ‘rencontré’ l’écologie politique comme une donnée extérieure à sa logique que cherché à en faire une composante majeure, et interne, de son programme d’action. On peut évidemment le regretter, mais c’est un fait. Sur ce point, comme sur d’autres, les idées de Marx et d’Engels n’ont pas été suivies.
« Quant à l’écologie, elle a certes inspiré une écologie politique, mais sa séparation relative par rapport au mouvement social l’a plus ou moins condamnée à développer une approche partielle, souvent maintenue dans les marges, voire réduite à un supplément d’âme, à rebours de sa vocation à redéfinir le mode de production lui-même, et avec lui bien sûr les modes de répartition et de consommation. Sans compter l’illusion répandue par l’idéologie dominante d’un capitalisme vert, renforcée a contrario par la caricature stalinienne du communisme de Marx, qui finalement ne fut ni rouge ni verte. Des implications essentielles pour l’avenir sont dès lors en jeu dans ce double constat.
« Du côté des luttes sociales, l’option productiviste doit évidemment être abandonnée. Mais, comme on l’a vu dans la réflexion proposée, il s’agit d’abord de bien s’entendre sur ce qu’on appelle ‘productivisme’ afin de mener la lutte idéologique de façon lucide conte les ivresses mystifiantes d’une société de consommation qui conjugue l’inhumanité, l’irresponsabilité et l’absurdité d’un progrès-régression. En parallèle, il faut se garder d’une approche régressive dans laquelle s’inventerait un âge d’or qui n’a jamais existé, mais auquel une décroissance méthodiquement promue permettrait de retourner. Le néoromantisme apocalyptique de la deep ecology (écologie profonde) frise [Frise seulement ? AD] l’irrationalisme. Inutile de dire qu’il n’a rien à voir avec le ‘naturalisme achevé’ que Marx et Engels appelaient de leurs vœux. Pour expliquer les dommages causés aux écosystèmes de la Terre, il est aberrant et irrationnel de s’en prendre à la Technique et à la Science come telles (on utilise ici des majuscules pour souligner la mise en cause d’abstractions personnifiées). L’erreur de diagnostic est lourde. S’en prenant à des entités qui n’existent pas, elle est obscurantiste et mystifiante. Cessons également de mettre en cause Prométhée et Descartes. Marx et Engels nous proposent de remonter à la véritable causalité, à savoir l’utilisation de la science et de la technique par un certain mode de production, lui-même réglé par des rapports de production définis. Et un tel diagnostic permet de condamner aussi bien l’idéologie stalinienne, qui a conduit où l’on sait, que l’idéologie libérale et capitaliste, qui externalise sans scrupule les coûts écologiques. [Mais sont-ce les ‘idéologies’ qui jouent un rôle causal ici, ou ne sont-elles que les conséquences et l’expression de rapports sociaux et politiques ? AD].
« Du côté des luttes écologiques, l’illusion d’un ‘capitalisme vert’ et d’une écologie apolitique doit également être critiquée puis dépassée. À vouloir se séparer des luttes sociales pour conserver son identité différentielle, l’écologie politique risque en effet de manquer le lien refondateur entre les luttes pour changer les rapports sociaux de production et les luttes pour changer la façon de produire selon une règle verte aujourd’hui incontournable. »
Points aveugles
Cette analyse a le mérite de restituer à la pensée de Marx et Engels sa complexité dialectique, et d’interdire désormais à tout lecteur honnête de prétendre que cette pensée ne comporte pas de ‘pan écologique’, alors qu’au contraire elle est tout entière imprégnée d’une conception naturaliste des relations entre les hommes et leur environnement.
Malgré ses qualités, toutefois, cet ouvrage comporte plusieurs ‘points aveugles’ décevants, qui atténuent son impact. Passons sur l’absence de claire distinction dans ce livre entre les concepts de ‘croissance’, ‘progrès’, ‘progrès scientifique et technique’, ‘croissance des forces productives’, qui mériterait une longue discussion, hors sujet ici : renvoyons donc par exemple à ce sujet au livre de Gluckstein, Lutte des classes et mondialisation [7]. Passons également sur l’absence de toute mention de termes comme ‘point de non-retour’, ‘irréversibilité’ ou ‘urgence’, pourtant cruciaux dans toute réflexion sur la crise écologique et climatique actuelle : peut-être pour éviter d’être taxé de ‘catastrophisme’ ? Concentrons-nous sur deux autres ‘points aveugles’, indéniablement importants.
Le premier est l’absence de toute tentative d’explication de la nature du stalinisme. L’ouvrage est très clair sur le fait que celui-ci n’a rien à voir avec la réalisation des propositions de Marx et Engels, pour lesquelles ils ont milité toute leur vie. Mais pourquoi donc en fut-il ainsi ? Peña-Ruiz [1, p. 32] écrit : « Certes on ne peut éluder la réflexion sur la nature des processus historiques et sociaux qui ont pu détourner à ce point un idéal humaniste de progrès et d’émancipation, doublé d’un naturalisme propre à promouvoir une conscience écologiste. » Voilà des mots forts : « on ne peut éluder ». Pourtant, c’est en vain qu’on chercherait une seule autre phrase dans tout le volume qui aborde cette question, qui y est bien totalement « éludée ». Est-ce que pour cela il aurait été nécessaire de se confronter à la pensée de Trotsky, qui a consacré à cette question des centaines de pages et des années de polémique avec d’autres courants du mouvement ouvrier ? Trotsky, au fait, mais qui est-ce ? Ce nom, lui non plus, n’apparaît pas une seule fois dans les 299 pages du livre. Il y est question, pour caractériser l’URSS, de ‘capitalisme d’État’, sans une seule explication sur la signification de cette formule, sans aucune référence à au moins un texte où elle serait définie. Serait-ce que, là aussi, il aurait fallu expliquer pourquoi cette caractérisation de l’État de l’URSS, proche de celle de certains partis staliniens dans les années 1960‒1970 [7, p. 398‒399] a été retenue, plutôt que celle d’‘État ouvrier dégénéré’ employée notamment dans le Programme de Transition[8] et au sein de la IVe Internationale. Du reste, il n’est jamais question de celle-ci, ni de la IIe et de la IIIe Internationale, dans ce livre, comme si notre époque faisait suite directement à celle de Marx et Engels, comme si on pouvait sauter allègrement par-dessus près de 150 ans d’histoire du mouvement ouvrier : en ce sens, ce travail est bien celui d’un ‘marxologue’, mais ni celui d’un historien ni celui d’un militant. A cet égard également, et malgré ses dénégations anti-staliniennes, la lecture de livre rappelle lourdement celle de divers ‘marxologues’ qui avaient pignon sur rue, notamment à l’ENS de Paris, à la même époque.
C’est ce que confirme la conclusion du livre. On y chercherait en vain des explications, même superficielles, sur « ce qu’il faudrait faire » pour réaliser aujourd’hui le programme de Marx et Engels, c’est-à-dire pour « briser la machine d’État et la remplacer par d’autres modalités de régulation » [1, p. 222]. Peña-Ruiz [3, p. 265] nous fait part de ses doutes à ce sujet : « Pour humaniser radicalement le système capitaliste, il faudrait y faire disparaître toutes les externalisations néfastes, c’est-à-dire mettre à la charge des entreprises toutes les conséquences de leur activité productrice, ou les obliger à reconsidérer leur façon de produire afin qu’elles n’engendrent plus aucune de ces externalisations. Ce cas limite existe, dans l’idéal : c’est en fait la disparition du capitalisme et l’émergence d’un mode de production à la fois écologique et social, c’est-à-dire intégrant dès l’origine des normes de production propices à la santé publique comme au respect de l’environnement. Un rêve ? Sans doute. [Ah comme c’est dommage ! Mais bon, c’est ainsi ! AD]. Mais un tel rêve est nécessaire comme source d’alternative et comme idéal régulateur grâce auquel nos sociétés peuvent se civiliser par un retour aux principes d’une économie sociale. Celle-ci est conçue comme effectivement tournée vers la satisfaction des besoins réels, dont, entre autres la vie en bonne santé et la réinscription du respect de l’environnement dans les finalités communes. » Certains aspects de ce texte sont difficiles à comprendre. Qu’est-ce donc qu’un « idéal régulateur » ? S’agit-il d’« humaniser » ou « civiliser » le capitalisme ou de le « faire disparaître » ?
Serions-nous mieux éclairés sur les préconisations concrètes de l’auteur à la fin du livre ? Il y est question [1, p. 286‒287] « d’orienter l’exercice de la citoyenneté vers une prise en charge adéquate des problèmes de l’heure. La perspective prend la forme d’un triptyque : écologie, socialisme, République. » République, voilà soudainement un mot nouveau dans le livre, ce qui s’explique car Marx et Engels ne proposaient pas cet objectif : comment passe-t-on de leurs idées à cette perspective ? Mais continuons [1, p. 287] : « Elle peut se concevoir comme une alternative dont les trois pôles font système entre eux. Deux orientations la finalisent : une maîtrise écologique et une maîtrise sociale conjuguées dans ce qu’on peut désormais appeler l’écosocialisme. La troisième orientation appelée par cette perspective est de l’ordre des moyens appropriés à la fin visée. Elle implique une refondation du mode de décision politique qui rende possible un authentique pouvoir populaire, à distance suffisante de la technocratie productiviste et financière qui réduit l’écologie à un simple supplément d’âme et délègue la question sociale à la charité. » S’agit-il là d’une nouvelle définition du capitalisme apparue en fin de livre, non pas comme un système politique au service d’une classe sociale, mais comme une ‘technocratie’ ? « Une nouvelle République devrait alors assumer le cahier des charges écosocialiste en même temps qu’elle refonderait une démocratie parlementaire à bout de souffle [Ah ! parce que la Ve République n’est pas un régime bonapartiste mais une démocratie parlementaire ? AD], incapable de dépasser l’alternative entre présidentialisme et instabilité parlementaire, mais aussi de donner chair et vie à la souveraineté populaire, trop souvent bafouée par les prétentions d’une expertise qui n’a rien de neutre et d’une disqualification de toute véritable alternative socio-économique ». Ah d’accord ! Fort bien. Mais alors, comment on y arrive, à cette République écosocialiste ? Sur quelles forces sociales pourra-t-on s’appuyer pour y parvenir ? L’écosocialisme, combien de divisions ? A l’instar de toute la littérature de l’« écologie politique », ce livre laisse cette question cruciale sans réponse, ce qui l’éloigne considérablement de la pensée et de l’action de Marx et Engels, qui pendant toute leur vie n’ont jamais séparé leur réflexion théorique de leur action concrète pour la construction de partis et d’une internationale révolutionnaire, seule solution à leurs yeux à la crise de la civilisation et aux menaces mortelles pesant sur l’humanité.
Alain Dubois
3 octobre 2018
Publication originale:
https://blogs.mediapart.fr/alaindubois/blog/031018/henri-pena-ruiz-karl-marx-penseur-de-l-ecologie
Références
[1] Henri Peña-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie, Seuil, 2018, 299 pages.
[2] Alain Dubois, « Marxisme et écologie (1) », Informations ouvrières, N°832, Janvier 1978, p. 11.
[3] Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, 1866.
[4] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Éditions sociales, 1962.
[5] Karl Marx, « Appel au prolétariat anglais », trad. L. Janover et M. Rubel, in Cahiers Spartacus, série B, No 129, « De l’usage de Marx en temps de crise », mai-juin 1984.
[6] Raphaël Granvaud, Areva en Afrique : une face cachée du nucléaire français, Agine, 2012.
[7] Daniel Gluckstein, Lutte des classes et mondialisation, Selio, 2000, 511 pages.
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Mots clés : Crise environnementale. Démocratie. Écologie politique. Écosocialisme. Environnement. Lutte des classes. Manifeste. Marxisme. Mouvement ouvrier. Réchauffement climatique. Réformes. Stalinisme. Urgence environnementale.
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