L'Herbu

Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier

Monde d’après ? Changement de paradigme ? Non ! C’est toujours la même société !

Le Monde d'Après vu par L'Info Durable le 3 mai 2020

Le Monde d'Après vu par L'Info Durable le 3 mai 2020

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Le « changement de paradigme » que certains annoncent suite à la guerre d’Ukraine en cours risque fort de ressembler au « monde d’après » qu’ils prévoyaient au début de l’épidémie de covid, c’est-à-dire à la continuation du monde d’avant, soumis au capitalisme et à l’impérialisme. Il ne saurait y avoir de monde d’après sans révolution socialiste.

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Au début de la pandémie de covid-19, on nous avait annoncé bruyamment que celle-ci nous mènerait à un « monde d’après » plus respectueux des humains et de l’environnement, plus juste, plus solidaire, etc. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu ce qui est advenu de ces niaiseries : l’économie capitaliste mondiale s’est fort bien accommodée de la pandémie, les écarts de niveau de vie entre la poignée de possédants et la foule des exploités et des exclus ont explosé, les cliques au pouvoir y sont restées, la destruction de l’environnement et de la biosphère a continué de plus belle, etc.

Aujourd’hui, on nous refait le coup avec la guerre d’Ukraine : celle-ci entraînerait pour nos sociétés un « changement de paradigme », un « revirement historique » dans les domaines militaire, diplomatique, économique, énergétique, technologique, environnemental. On va voir ce qu’on va voir… Certes, l’impact des massacres et des destructions inqualifiables en cours sera considérable pour les peuples directement concernés par la guerre (ukrainiens et bientôt habitants des pays voisins), et le coût de la vie va augmenter considérablement pour les populations du monde entier. Certes également, les rodomontades du président russe laissent entendre que la doctrine perverse de la « dissuasion nucléaire » est désormais obsolète, mais n’était-ce pas déjà le cas ? S’agit-il pour autant d’un authentique « changement de paradigme » ? Ce qui est moins douteux, c’est qu’il se pourrait bien que, de nouveau, ce soient les mêmes « oligarques » du monde entier qui une fois de plus tirent les marrons du feu de cette nouvelle catastrophe.

En réalité, cette fois-ci de nouveau, et malgré les apparences, les changements de fond sont cosmétiques. Certains nous racontent que ce qui a changé considérablement c’est la réapparition de la guerre en Europe, voire dans le monde, alors qu’elle y avait disparu « depuis 70 ans ». Il serait intéressant que l’un de ces « experts » nous cite une seule année depuis 1945 (restons modestes, ne remontons pas plus loin) où il n’y a pas eu de guerre sur notre planète. Et allez raconter aux afghans, aux cachemiris, aux érythréens, aux irakiens, aux libanais, aux libyens, aux palestiniens, aux somaliens, aux soudanais, aux syriens, aux yéménites, et à tant d’autres, qu’il n’y a plus de guerres depuis 1945… Ah mais ce n’était pas en Europe ! Alors il faut oublier aussi les habitants du Caucase (Abkhazie, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Haut-Karabakh, Ossétie, Tchétchénie) et de l’ex-Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Montenegro, Serbie, Slovénie) ‒ mais après tout c’étaient tout de même surtout des Slaves. Ajoutons l’Irlande du Nord, mais était-ce une « vraie guerre » ? En tout cas, si l’on veut dire que la Communauté Européenne a protégé les populations d’Europe de la guerre, il faut le dire vite et passer à autre chose…

Ces guerres seraient-elles l’expression de la « nature belliqueuse » des humains ? Ou auraient-elles à voir avec l’organisation sociale, économique et politique des sociétés actuelles ? N’auraient-elles pas quelque-chose à voir avec la formule de Jaurès, « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » ? Et se pourrait-il qu’il porte d’autres choses en lui ? Par exemple, la surexploitation des hommes, femmes et enfants pour des salaires de misère, corvéables et licenciables à loisir, mal logés, mal nourris, mal soignés, privés d’enseignement digne de ce nom ? La maltraitance tolérée des femmes et des enfants, leur viol, leur assassinat ? La multiplication des déplacements de populations et des réfugiés, politiques, économiques et climatiques, qualifiés de « migrants » et rejetés à la mer, expulsés ou enfermés dans des camps ? Le remplacement d’une agriculture et d’un élevage durables, à taille humaine, insérés dans l’environnement local, par une agriculture prédatrice et destructrice de l’environnement, de la végétation et de la faune, génératrice de malbouffe et de pathologies, de pandémies animales et humaines ? La dégradation et la destruction de la biodiversité mondiale, les forêts, les insectes et l’ensemble de la faune ? La pollution des eaux, des terres, des mers, de l’espace ? Les conséquences de toutes ces agressions sur la multiplication des pandémies animales et humaines ? La fonte des glaciers et banquises, la montée des océans, les phénomènes climatiques extrêmes, les incendies géants incontrôlables ? La menace de cataclysmes nucléaires, « civils » comme militaires ? Et, par la combinaison de ces différents facteurs et de nombreux autres, celle de l’anéantissement de toute l’humanité et de quasiment toute la vie sur le globe ?

Ne serait-ce pas parce que les sociétés actuelles sont des sociétés de classes et de luttes des classes, qu’elles se prétendent « démocratiques » ou non, dans lesquelles l’unique boussole qui donne leur cap aux dirigeants, qu’ils soient « de droite » ou « de gauche », de telle ou telle religion, doctrine politique ou économique, est la recherche effrénée, sans limite, du maintien et de l’augmentation du profit, de la plus-value, pour une minorité, sans respect pour la vie, les humains, leurs lois et celles de la nature ?

Non, il n’y a pas de « monde d’après », pas de « changement de paradigme », c’est bien toujours la même société. Celle qui, « si rien n’est fait », nous mène à l’abîme, tous ensemble et avec nous toute la biosphère. Ce n’est pas « la planète » qui est menacée : elle survivra même à une apocalypse mondiale, elle n’a pas besoin de la vie et des humains. Et la formule « rien n’est fait » inclut toutes les actions et initiatives qui se contentent de proposer des réformes, des aménagements, des améliorations au système capitaliste et impérialiste actuellement en vigueur sur toute la planète, en se concentrant sur des questions secondaires, idéologiques, culturelles ou symboliques, et en refusant de s’attaquer à la racine du mal, la domination de la société par une caste parasitaire manipulant les consciences, exploitant, espionnant, fliquant, torturant et tuant tous ceux qui se dressent contre elle.

Il ne saurait y avoir de « monde d’après » sans sortie de ce système. Et il ne suffit pas de dire : « changer de système », sans caractériser celui-ci et sans envisager quelle force sociale a la possibilité de le renverser et par quels moyens. S’agirait-il de « citoyens » indifférenciés, voire tirés au sort, s’exprimant docilement lors d’élections ? Tous les « citoyens » de nos sociétés ont-ils la même place dans l’organisation sociale, les mêmes besoins matériels, les mêmes colères et exigences, et la même capacité d’agir collectivement pour changer la société ?

Il existe certes sur terre largement suffisamment d’humains pour renverser et détruire la caste parasitaire minoritaire qui actuellement dirige le monde, lui arracher le pouvoir et construire une autre société respectueuse des humains et de la biosphère. Mais ce ne sont pas tous les « citoyens » qui ont peu ou prou intérêt à ce que cette organisation sociale pourrie perdure et qui auraient ensemble la force d’en prendre le contrôle. Ce sont les travailleurs et les jeunes du monde entier, tous ceux qui ne peuvent que subir l’organisation sociale actuelle et qui n’auraient rien à perdre mais tout à gagner à la disparition de la Bourse et des banques, des lois et polices au service des possédants, des alliances militaires, de la surveillance et maltraitance des individus et des associations, bref du capitalisme et de l’impérialisme. Et la société qui pourrait répondre à cette exigence n’est pas un « monde d’après » abstrait de bisounours, c’est le socialisme ou le communisme pour lequel des générations se sont battues depuis longtemps.

Il est vrai que depuis un siècle cette immense force a été « prise en otage » par des appareils politiques et syndicaux aux ordres, en fait, des exploiteurs et massacreurs. La lutte des classes actuelle a cette particularité d’être une guerre où les généraux des deux armées sont au service du même général en chef. L’incapacité de la classe ouvrière mondiale à construire une puissante internationale révolutionnaire tout au long du 20e siècle qui en a pourtant fourni à de multiples reprises les conditions, si elle s’explique fort bien par divers facteurs historiques (parmi lesquels le stalinisme en URSS a joué et continue à jouer un rôle déterminant), a laissé non pas les seuls travailleurs et jeunes mais l’ensemble de l’humanité, désarmés face à la clique financière, économique, politique, médiatique, policière et militaire qui contrôle toutes les sociétés actuelles, nonobstant le fait que les différents impérialismes (US, chinois, russe et autres postulants plus modestes) sont en conflit économique et militaire permanent. Il reste de moins en moins de temps et d’opportunités pour construire la force révolutionnaire qui pourrait permettre ce sursaut. Mais sans celui-ci le « monde d’après » risque fort de ressembler aux ruines de Coventry en 1940, de Stalingrad en 1943, de Leningrad et Varsovie en 1944, de Dresde, Tokyo, Hiroshima et Nagasaki en 1945, de Sarajevo en 1996, de Grozny en 2000, d’Alep en 2016 et de Kharkiv aujourd’hui.

 

Alain Dubois

9 mars 2022

 

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https://blogs.mediapart.fr/alaindubois/blog/090322/monde-d-apres-changement-de-paradigme-non-c-est-toujours-la-meme-societe-0

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