L'Herbu

Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier

Quelques points aveugles de notre histoire. 2. La menace environnementale

Quelques points aveugles de notre histoire. 2. La menace environnementale

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Le tour de force des capitalistes, avec l’appui des scientifiques, techniciens, journalistes, « penseurs » reconnus, mais aussi des organisations ouvrières et révolutionnaires, a été de « dépolitiser » tout le mouvement « environnementaliste » pour le « techniciser »: la question n’est plus d’empêcher les agressions contre l’environnement mais de s’y adapter et de leur trouver des solutions techniques dans le cadre du capitalisme. La responsabilité du mouvement ouvrier et révolutionnaire, particulièrement sur une orientation « lutte des classes », est de s’emparer vigoureusement de cette question, ce en quoi ils ont jusqu’ici failli, et de la faire enfin sortir de son idéologie actuelle réformiste, malheureusement partagée par les scientifiques, pour lui attribuer la place qui est la sienne, celle d’une question centrale de la lutte des classes au 21e siècle

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Aujourd’hui plus personne, en France en tout cas, ne peut prétendre n’avoir jamais entendu parler de la crise environnementale en cours sur terre, et de ses conséquences sur le climat, la biodiversité, les sociétés humaines et même l’habitabilité de notre planète. Il peut donc paraître étonnant, sinon hallucinant, aux plus jeunes (autour de 20 ans) d’apprendre que seulement relativement peu de gens en parlaient il y a dix ans, et que le nombre de gens concernés à l’époque diminue très vite dès qu’on remonte de quelques décennies dans le passé. Comment peut-il se faire que « la science », qui est capable d’envoyer des hommes sur la lune, de produire des bombes au pouvoir destructeur inimaginable ou d’identifier un criminel à partir d’une goutte de sang, ait pu ignorer cette menace pendant tout le 20e siècle ? La réponse est simple: les scientifiques le savaient très bien, c’est « la société » qui l’a délibérément ignoré. Et pour une raison très simple : parce que, pour faire face à cette crise gigantesque, il aurait fallu modifier de manière drastique les rapports entre cette société et la biosphère, la petite frange habitable de la planète, et que ces modifications fondamentales auraient réduit considérablement la plus-value que la bourgeoisie retire quotidiennement de ce fonctionnement. Donc, politiciens, lobbies, médias, intellectuels se sont associés pour empêcher aussi longtemps que possible cette prise de conscience et surtout tout changement significatif dans le fonctionnement social.

Certes, mais « la société » n’est pas un ensemble homogène, composé de gens ayant les mêmes intérêts, idéologies et buts. Elle est composée de classes sociales antagonistes, qui sont perpétuellement en lutte, souvent de manière relativement « feutrée », quand il s’agit avant tout pour les classes dominantes de maintenir et augmenter l’exploitation, et de temps en temps de manière plus violente, lors des grands affrontements de classes que sont les grandes grèves et les mouvements insurrectionnels ou révolutionnaires, où la question qui se pose est directement celle de l’État et du pouvoir. Les travailleurs, ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ont créé leurs propres organisations syndicales et politiques, censées les représenter et les défendre dans la lutte des classes, mais qui ne le font pas toujours. Et ceci s’est avéré particulièrement vrai dans le domaine de l’environnement. Le mouvement ouvrier dans son ensemble, dans tous les pays et dans ses composantes syndicales et politiques, a refusé d’ouvrir les yeux sur ces problèmes et de mobiliser les travailleurs de contre la destruction de l’environnement en cours – quand ils ne les ont pas mobilisés contre ceux qui combattaient ces nuisances, en utilisant à cet effet des arguments à courte vue et fallacieux comme la fameuse « défense des emplois ». En réalité, à la lumière des autres actions et prises de positions de quasiment tous les appareils syndicaux et politiques du mouvement ouvrier après les années 1920, cette attitude s’explique fort bien par une volonté de ne pas remettre en cause l’appareil d’État, que ce soit dans le « camp impérialiste » ou dans le « camp stalinien ».

Ce qui est le plus étonnant, vu d’aujourd’hui, c’est que quasiment la même attitude s’est exprimée dans la frange du mouvement ouvrier qui s’est longtemps qualifiée elle-même d’« avant-garde », qui a emboîté allègrement le pas, dans ce domaine, aux appareils syndicaux et politiques. Les militants « lutte des classes » n’ont pas montré sur ces questions la vigilance qui les a souvent animés sur les questions politico-sociales au sens étroit du terme, pour reprendre la distinction faite par Trotsky dans le texte cité dans le premier billet de cette série. Cette erreur grave, cette « Grande Trahison » de l’avant-garde, traduit de manière indéniable une certaine dégénérescence de la pensée marxiste, y compris chez les militants non alignés consciemment sur le stalinisme et son pseudo-marxisme. Cette affirmation est d’autant plus frappante quand on compare l’attitude d’ignorance et même de rejet des connaissances scientifiques assumée haut et fort par bon nombre de ces militants dans la deuxième moitié du 20e siècle avec l’attitude des « marxistes historiques » comme Marx et Engels, qui se tenaient étroitement au courant des progrès de la science. Il est vrai qu’à notre époque, la communauté scientifique, en restant largement passive et silencieuse face aux prévisions catastrophiques qu’elle ne pouvait pas ne pas faire, n’a pas aidé le mouvement ouvrier à y voir clair et à se mobiliser, tout simplement parce que les chercheurs, eux aussi, craignaient, s’ils se manifestaient trop bruyamment, pour leurs carrières, leurs postes, leurs budgets et même leurs « libertés académiques »...

Pendant une cinquantaine d’années, tout militant ou même travailleur qui tentait de discuter des questions d’environnement au sein du mouvement ouvrier, et particulièrement des organisations dites révolutionnaires, s’est trouvé confronté à trois réponses ou attitudes possibles.

La première, qui a longtemps été dominante, étant soutenue à la fois par d’« importants » tristes personnages (comme par exemple en France le ministre « socialiste » Allègre) et par des multitudes de « lobbies », parés du titre de « spécialistes », ayant leurs sièges très officiels dans les bâtiments de l’Union Européenne, a consisté à tout simplement nier l’existence du problème, en affirmant que les dérèglements climatiques et autres problèmes environnementaux n’étaient pas le résultat de l’action humaine mais celui de « cycles naturels » sur lesquels nous ne pouvions agir, en niant que la démographie humaine galoppante et le recours massif aux énergies fossiles et aux molécules de synthèse, à l’industrialisation et technicisation de l’agriculture et de l’élevage y jouent un rôle, etc. Ces « climato-sceptiques » et « écolo-sceptiques », parmi lesquels on trouve des Trump ou des Bolsonaro, mais aussi des militants en vue du 87 rue du Faubourg Saint-Denis pour ne prendre qu’un exemple, ont longtemps tenu le haut du pavé mais ce n’est plus le cas. Cette évolution assez récente est due largement à des prises de position courageuses de certains journalistes, reporters, investigateurs et médias indépendants. Le mouvement ouvrier, les révolutionnaires n’y ont longtemps joué aucun rôle. Aujourd’hui, étant donnée la masse d’informations disponibles sur cette question, continuer à défendre cette position n’est plus possible et ne doit plus être toléré. Discuter cette question est une perte absolue de temps et d’énergie. Malgré le relativisme intellectuel à la mode, il est des acquis de la connaissance humaine qui ne peuvent être constamment remis en cause, comme le fait que la terre n’est pas plate, l’existence de l’évolution des espèces, de la plus-value ou de l’impérialisme, sinon on est sur le terrain du négationnisme et de la propagande complotiste. Toute personne qui commence à s’exprimer dans ce sens dans une réunion politique doit être poliment priée d’aller tout d’abord se renseigner dans les multitudes de livres, articles et billets sur internet disponibles et de libérer la place pour de vraies discussions sur la stratégie et la tactique à mettre en œuvre face à ces phénomènes indéniables.

Les deuxième et troisième attitudes sont plus pernicieuses. Elles consistent l’une comme l’autre, quoique de manière fort différente, à « dépolitiser » la question de l’environnement, et donc à la retirer des préoccupations proprement « politiques », s’entend de la lutte des classes et de la perspective de prise du pouvoir, des organisations et des militants.

L’une d’elles consiste à renvoyer ces préoccupations à la « sphère privée », c’est-à-dire à rendre les individus responsables de la crise environnementale. Ce serait à eux d’être « vertueux » en faisant les « bons gestes », ne pas laisser couler l’eau quand on se lave les dents, consommer des produits bios, aller au travail à vélo, etc., et s’ils ne le font pas ils n’auront qu’à s’en prendre à eux-mêmes de ce qu’il leur arrivera. Il est vrai que cette approche individualiste, d’inspiration manifestement chrétienne, a été et est toujours défendue par une partie de la mouvance « écolo », mais de la part de militants « lutte des classes » la prendre pour une expression authentique du mouvement environnementaliste est un tour de passe-passe inacceptable, même s’il est sous-tendu par une simple ignorance, ou plus exactement inculture, quant à la nature de ce mouvement.

L’approche opposée consiste au contraire à dépolitiser la problématique environnementaliste en la renvoyant à un niveau de généralité totalement rêvé et abstrait, qui rend toute action impossible. Elle s’appuie sur un fait indéniable, à savoir que la crise environnementale est mondiale et concerne tous les humains sur terre. Certes, en définitive, si cette crise devait être surmontée, ce serait au niveau mondial, mais nous n’en sommes pas là. L’humanité est loin d’être réunie en une seule entité politique, ce que seul le socialisme serait, ou plus exactement aurait été, en mesure de faire. Il n’existe pas d’instance supra-nationale qui pourrait prendre de réelles décisions (pas seulement des « recommendations ») à cet égard. L’impérialisme est une caverne de brigands où seuls comptent les intérêts des bourgeoisies nationales, qui sont en guerre (économique, et s’il le faut militaire) permanente. S’en remettre pour ces questions aux organismes supra-nationaux comme l’ONU ou à leurs émanations comme les COP revient à s’en remettre aux États les plus puissants qui les contrôlent, c’est-à-dire avant tout aux USA, qui se préoccupent avant tout des intérêts de leurs capitalistes, industriels et investisseurs. Or c’est ce « dégagement en touche » que proposent depuis des décennies les rapports comme le rapport Meadows du Club de Rome (The limits of growth, 1972) ou même ceux du GIEC. Plutôt que de pourfendre le rapport Meadows pour la simple raison que des entrepreneurs éhontés avaient participé à sa rédaction et sur la base avant tout des arguments de Lénine contre Malthus, qui sont totalement dépassés, les trotskystes auraient mieux fait de lire ce rapport, dont toutes les principales prévisions ont été confirmées au cours des 50 ans qui ont suivi, et surtout de voir que les « solutions » mondiales qu’il proposait étaient en trompe-l’oeil, se situant à un niveau politique transnational inexistant dans la réalité. Bien lu et compris, ce rapport aurait pu être un point d’appui pour développer une vraie politique prolétarienne de lutte contre la destruction de la biosphère, ce qui aurait encore été possible à l’époque. Toutefois ce rapport, puis surtout les réunions de la COP, ont a pu jouer un modeste rôle positif en « faisant parler », notamment les médias, de la crise environnementale mondiale, contribuant tardivement à l’émergence d’une conscience de celle-ci dans l’ensemble de la population et notamment de la jeunesse.

Plutôt que dans le cadre d’institutions et d’assemblées générales internationales fantoches, c’est au niveau des États que le combat aurait dû se mener, et qu’il doit encore le faire s’il est encore temps de faire quelque-chose. La question que le mouvement ouvrier aurait dû se poser dès les années 70 est : comment intégrer les préoccupations environnementales dans les préoccupations politico-sociales considérées comme « nobles » par l’« avant-garde », du moins auto-proclamée telle. Cette question brûlante a attendu 50 à 80 ans sans être discutée ‒ et ceci en pleine contradiction, comme je l’avais signalé en 1977 dans un article dans Informations Ouvrières, avec la vie quotidienne de beaucoup de militants et militantes de l’époque (celle du Nouvel Obs écolo et de la Gueule Ouverte), qui faisaient attention à ce qu’ils consommaient, avaient des tableaux des additifs E collés sur leurs frigos et s’inquiétaient du trou dans l’ozone. Leur attitude en tant que militants de rejet de ces questions dans la sphère privée avait une dimension schizophrénique indéniable. Au-delà l’affirmation simpliste (et fausse) selon laquelle « tout est politique », cette attitude est opposée à la remarque de Trotsky sur le fait que les questions réputées « non-politiques » peuvent aussi être des questions pleinement politiques, et que c’est notre rôle de les identifier, et de ne pas mélanger les domaines et les idées.

Ainsi, le mouvement « lutte des classes » a longtemps (et peut-être encore) confondu deux domaines bien distincts: le constat scientifique sur l’effondrement environnemental à venir, qui est sans appel, et dont rendent compte quantités de livres et d’articles, et les soi-disant « solutions » proposées, parfois par les mêmes auteurs, pour résoudre ces problèmes, qui, se situant dans un cadre réformiste ne menaçant en rien le système capitaliste, n’ont aucune chance de résoudre ces problèmes. Rejeter les premières en raison des deuxièmes correspond pleinement à une formule fétiche des trotskystes, « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Le constat initial était juste, ce qui n’était nullement invalidé par le fait que les solutions proposées étaient pathétiques.

Le rôle des scientifiques dans cette affaire ne doit être ni ignoré ni idéalisé. Ils ont certes accumulé les connaissances dans de nombreux domaines qui ont permis d’établir puis d’affiner le diagnostic, mais ils se sont faits tirer l’oreille pour vulgariser et publiciser ces connaissances, en raison du fait qu’il fallait être « positif et optimiste » et que ces connaissances menaient à des perspectives bien sombres. Il faut lire à cet égard la préface au chef-d’œuvre d’Yves Paccalet L’humanité disparaîtra, bon débarras ! (2006, version « aggravée » en 2013). En 1999 et 2000, j’ai en vain cherché un éditeur pour mon livre Que faire lorsque la maison brûle ?, dont le titre ressemble fort à une formule célèbre prononcée par Chirac en 2002, ce qui n’est peut-être pas un hasard, car mon manuscrit avait beaucoup circulé dans les milieux scientifiques et journalistiques, qui lui reprochaient unanimement son « pessimisme » (voir Que faire lorsque la maison brûle?).

A l’instar du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, qui définit sa mission principale en 2022 comme de vouloir « émerveiller » le public face à la nature au lieu de l’alerter sur les dommages irréversibles que notre société lui inflige, beaucoup de scientifiques se content de « vendre du rêve ». Leur message principal consiste souvent à dire « si rien n’est fait » puis à présenter comme des risques incertains ce que nous savons inéluctable puisque nous savons que rien ne sera fait pour empêcher leur réalisation. En 2011, la Commission Européenne a adopté un programme annonçant vouloir « enrayer la perte de biodiversité à l’horizon 2020 », dont pas un scientifique ne croyait qu’il pourrait aboutir à un résultat concret ‒ ce qu’aucun n’a « osé » dire pour ne pas apparaître « pessimiste » ‒ et ce qui fut bien entendu confirmé (voir L’Europe a échoué à enrayer le déclin de la biodiversité). En 2015, la COP 21 accouchait d’un « accord » (non contraignant) pour « limiter le réchauffement planétaire à moins de 2°C au-dessus du niveau pré-industriel, et dans l’idéal à 1,5°C », alors que tous les scientifiques savaient que pour obtenir un résultat significatif il aurait fallu diminuer ce seuil par rapport au niveau pré-industriel ‒ or il est déjà quasi-certain que les objectifs de la COP 21 ne seront pas tenus (voir Prévisions de mai 2022 sur le réchauffement climatique). Tout est à l’avenant.

Il y a pire. En raison de leur indécrottable « réalisme », les scientifiques, constatant l’échec patent de leurs tentatives de réduire les agressions contre l’environnement, sont peu à peu passés de ce combat à une gestion de la crise. Ils ont accepté le remplacement progressif d’une vision « naturaliste » de la biodiversité, selon laquelle celle-ci est comprise comme la conséquence d’une évolution sans « but » ni « programme », résultant d’interactions stochastiques entre « hasard et nécessité », par une vision « fonctionnaliste », au service des humains, permettant soi-disant des « substitutions » ou « compensations », mais en réalité entraînant des pertes irréversibles de biodiversité (lire par exemple Vincent Devictor, Gouverner la biodiversité, ou comment réussir à échouer, 2021). En acceptant ainsi de « baisser leurs prix », les scientifiques se sont adaptés à la demande des industriels et des États, des économistes bourgeois, en oubliant que toute extinction d’espèe (et pas seulement de population) est irréversible et « sans consolation », pour reprendre une formule de Claude Lanzmann, et a des effets imprévisibles sur les équilibres et dynamiques des écosystèmes. L’aboutissement logique d’un tel itinéraire est de substituer à la perspective d’un combat pour défendre les conditions d’habitabilité par les humains de la planète terre par celle d’une résilience, c’est-à-dire de l’acceptation d’un échec (voir Thierry Ribault, Contre la résilience, à Fukushima et ailleurs, 2021).

Les scientifiques, dans leur très grande majorité, ont refusé et refusent toute « politisation » de la question de la crise environnementale et climatique, et n’ont réfléchi et travaillé que dans perspective de recherche de « solutions » techniques (ou souvent simplement administratives !) à ces questions dans le cade intangible du capitalisme ‒ celui-ci étant conçu comme une situation indépassable et définitive, selon la formule TINA (“there is no alternative”) de Margaret Thatcher. La politique ayant horreur du vide, l’absence de prise en compte de ces questions (biosphère mais aussi nucléaire) par le mouvement ouvrier a laissé le champ libre à la bourgeoisie pour développer un mouvement « écolo » hors sol, soi-disant en dehors de la lutte des classes, qui rend aujourd’hui bien plus difficile l’appropriation de cette question par le mouvement ouvrier, qui n’a pourtant jamais été plus urgente.

 

Alain Dubois

15 juin 2022

 

 

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