L'affaire est pliée. Quelle que soit l'ampleur de la colère, Macron, le MEDEF, l'Europe, donc les USA et "les marchés" l'auront une fois de plus emporté, ce n'est plus maintenant qu'une question de jours. Après la loi travail, après le statut des cheminots, après les gilets jaunes, tout cela aura été pour rien - ou du moins le seul résultat tangible aura été l'augmentation du sentiment de défaite, d'impuissance et de désespoir chez 90 % des français, qui ont très bien compris que cette "réforme" est une abjection. En fait, la colère devrait être tournée avant tout contre les états-majors syndicaux et politiques. Ils "acceptent" (ou précèdent) tous les termes dans lesquels les journalistes-collabos présentent le "débat": âge pivot, pénibilité, valeur du point, conférence de financement, régimes spéciaux... Ils parlent tous de la nécessité d'une "bonne réforme". Ils continuent tous de s'asseoir aux tables de "négociation", et bientôt ils le feront "branche par branche". Ils continuent à appeler à des "temps forts" de l'action, à des "journées d'action", à des grèves d'un jour, et surtout à des manifestations pour-se-faire-plaisir et pour évacuer la colère, et nul d'entre eux n'appelle à la Grève Générale. S'ils n'appellent pas déjà à la reprise du travail, c'est seulement parce qu'ils ne peuvent aller trop vite, étant donné le niveau de mobilisation. C'est cela qui est à vomir, et pas le fait que le patronat et les actionnaires veuillent casser tous les acquis sociaux - car ils l'ont toujours voulu et ne s'en sont jamais cachés, mais pour cela il leur fallait, non pas un "gouvernement assez fort pour ça", car ce gouvernement n'est fort que de la nullité des directions ouvrières et démocratiques, non pas de directions assez fortes pour dévoyer et casser ce puissant mouvement populaire qui se cherche depuis des années, car ces directions syndicales et politiques sont en pleine déliquescence, mais de l'absence de toute alternative politique crédible pour prendre le pouvoir.
Dans un de mes billets j'avais écrit que la lutte des classes est la seule guerre dans laquelle les généraux des deux armées appartiennent au même camp, celui des nantis et des exploiteurs. Et cela a été ainsi presque tout le temps depuis le début du 20e siècle. Cette formulation avec les deux armées et leurs généraux est très juste et percutante, quasiment "évidente", mais je ne me souviens pas de l'avoir lue quelque-part, pourtant cela ne peut pas ne pas avoir déjà été dit ou écrit. Merci d'avance à celle ou celui qui nous donnera une référence où cette idée figure.
Très juste également fut ma formulation, juste après la dernière présidentielle, des "Trois Petits Cochons et du Grand Méchanlon". Cette marionnette falote de Hamon a réussi à faire capoter la seule ouverture possible vers un changement drastique de la situation dans la lutte des classes en France qui se soit présentée depuis des décennies en France grâce à l'invraisemblable affaire Fillon. Il y a des moments brefs dans l'histoire où tout peut basculer mais il faut le saisir. L'incapacité à le faire au bon moment peut avoir des conséquences sans commune mesure apparemment avec "l'erreur". L'exclusion de Levi du PC allemand après l'insurrection manquée de 1919, l'hésitation de Trotsky à attaquer Staline au comité central car il voulait attendre la guérison de Lénine (racontée par Broué dans un de ses livres), le refus d'Allende d'armer le "pueblo unido" qui "jamas sera vencido' (mon cul), et des multitudes d'autres hésitations et retards à l'allumage ont eu des conséquences disproportionnées. Pourquoi? Parce que, pour reprendre la parabole des deux armées, la seule qui sait vraiment où elle va et ce dont elle a besoin, la seule qui ne fonctionne pas en fonction d'idéaux creux et de fables bisounoursiennes (c'est-à-dire chrétiennes déguisées) sur la "solidarité", la citoyenneté, le peuple, la démocratie, la fête, le refus du pouvoir, mais en termes militaires d'affrontement, la seule qui en fait ait une vraie analyse matérialiste, et de fait marxiste, est la bourgeoisie. Bien entendu, il n'y a aucune illusion à se faire sur ce que le "social-démocrate radical" Mélenchon aurait fait, ou peut-être plus exactement aurait voulu faire, s'il avait été élu, mais son élection aurait ouvert, même contre son gré, une nouvelle phase de l'histoire du capitalisme et de la lutte des classes à l'échelle de la planète (la fameuse "planète" qu'il faudrait soi-disant sauver alors qu'elle va très bien, car elle n'en a rien à foutre de la biosphère et de l'humanité).
Nous avions raison dès les années 60: ce qui manque à l'humanité, ce sont les partis et l'internationale révolutionnaire. Toutes les autres masturbations intellectuelles sur "les luttes", sont de la poudre aux yeux. Mais même l'appel purement verbal à cette perspective, sans parler de la préparer matériellement, a disparu des radars. C'est pourquoi le collapse est inévitable, et pas à cause de la "frilosité" des gouvernants et de leurs opposants, auxquels s'adressent respectueusement tous les "écolos" et autres "alternatifs", pour leur demander de bien vouloir, si ça ne les ennuie pas, "changer le système" - au lieu de s'organiser et se battre résolument pour leur arracher le pouvoir.
Alain Dubois
11 janvier 2020