Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier
9 Février 2025
Le film brésilien La chute du ciel montre les Yanomami amazoniens tentant de résister à la destruction et colonisation de la forêt qu’ils habitent en pratiquant des rites chamaniques. Ce n’est pas leur rendre service que de conforter leurs croyances au lieu d’encourager leur mobilisation réelle contre les hommes (et pas les « esprits ») responsables de ces agressions.
Le supplément « Sortir » du N°3917 du journal Télérama, bible de tous les bobos parisiens, attribue « trois T » au film La chute du ciel d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha, nanti de ce commentaire : « Inspiré de l’ouvrage anthropologique du même nom, ce stupéfiant commentaire brésilien donne la parole à un chaman, qui s’adresse au ‘peuple de la marchandise’ ». Le site des cinémas MK2, très prisé lui aussi de nos bobos, le présente ainsi : « Les Yanomami, tribu indigène de l’Amazonie brésilienne, mènent une lutte acharnée pour préserver leur territoire et leur mode de vie ancestral face à la menace du “peuple de la marchandise”. À travers le discours puissant de Davi Kopenawa, chaman et porte-parole de sa communauté, le film offre une immersion profonde dans leur cosmologie et se fait l’écho d’un appel urgent à la sauvegarde de la forêt et à la redéfinition de notre rapport à la nature. »
Alléché par ces commentaires laudatifs, je me suis rendu hier au MK2 Beaubourg, m’attendant à assister à un film de combat (« lutte acharnée ») pour la défense de la forêt amazonienne et de ses populations autochtones contre les envahisseurs et colonisateurs qui sont en train de les en expulser. Hélas, ce film présente certes des images (de qualité plus que médiocre) des Yanonami en marche pour les obsèques de l’un des leurs, et de leurs lamentations à l’égard des orpailleurs et autres « napé » (qualifiés une fois de suppôts du capitalisme) qui envahissent la forêt, y polluent les eaux et les terres, y exploitent les arbres, y creusent le sol, et répandent des épidémies. Certes, mais de combat, il n’y en a point. On y marche, on y danse et on y chante beaucoup, on y fume la poudre hallucinogène la « yakoana » qui suscite visions et rêves, et on s’en remet au chamanisme pour faire appel à des « forces magiques » pour arrêter les napé, à qui l’on prédit la chute du ciel sur la terre (comme dans la chanson d’Henri Salvador), la « revanche de la terre » suite à laquelle « ils pleureront comme des enfants ». Cette revanche aura lieu, en effet, sous la forme de l’effondrement bio-géo-climatique en cours, mais celui-ci ne sera pas la conséquence des cérémonies chamaniques, pas plus que la pluie n’a jamais été la conséquence des lamentations, prières et suppliques animistes ou religieuses pour la faire venir. Présenter en 2025 le chamanisme comme un recours contre le capitalisme destructeur de l’environnement mondial est une très mauvaise plaisanterie, qui rappelle les élucubrations réactionnaires de certains « écolos » depuis des dizaines d’années.
Malheureusement, une bonne partie de l’humanité en est encore là : attendre de pratiques magiques ou religieuses la solution aux fléaux qui la touchent et qui touchent tout l’environnement planétaire, alors que ceux-ci ne sont pas causés par des « démons » mais par des hommes très organisés, qui contrôlent tous les États de la planète et s’appuient pour se faire sur des armées, des polices, des médias aux ordres et de nombreuses organisations, y compris des partis politiques et des syndicats, qui font tout pour détourner les colères et les mobilisations vers des conflits locaux, parcellaires, mais sans donner à ceux-ci le seul objectif qui aurait un sens, la destruction et le remplacement des États actuels et de l’économie capitaliste. En mettant en évidence la non-pertinence des « réponses » apportées par ces pauvres Yanomami et de leur mode de vie voués à une extinction inéluctable avec la destruction à marche forcée de la forêt primaire amazonienne, ce film est une illustration magistrale de la question dominante actuelle « Pourquoi l’humanité est-elle dans la merde ? ». Celle-ci se dirige à grandes enjambées vers une catastrophe mondiale sans précédent, notamment en n’ayant pas identifié et combattu réellement (pas seulement par des danses, des chants, des imprécations, des pétitions, des manifestations ou des propositions de lois sans espoir) les « Trois Tigres de Feu » : l’effondrement bioclimatique en cours, le nucléaire sous toutes ses formes, et maintenant l’IA, de loin le plus redoutable à terme car il amplifiera considérablement les deux autres. D’année en année, il devient de plus en plus clair que, comme les Yanomami, et après avoir répété chaque jour « si rien n’est fait » tout en continuant à ne rien faire, le réveil véritable n’aura lieu qu’au pied du mur, quand il sera trop tard.
Un petit détail supplémentaire, mais pas si anodin que ça. On croit rêver quand on lit dans le Télérama cité plus haut que ce film est « loin de l’instrumentalisation paternaliste des indiens par des médias friands de vie sauvage au point d’en faire un commerce éhonté ». Qu’est-ce donc que ce film sinon cela ? De surcroît, cette idéalisation du mode de vie de ces populations comporte des limites. Ils sont merveilleux certes, mais il ne s’agit pas vraiment de les montrer tels qu’ils sont. À l’exception des grands chefs comme le Davi, qui portent des T-shirts provenant sans doute des supermarchés brésiliens et donc de Chine, la plupart sont intégralement nus, mis à part des bijoux, colliers, plumes et autres décorations. Et ceci hommes comme femmes. Or, dans le film une censure jalouse est portée à l’égard de la poitrine des femmes, qu’on ne fait qu’entrevoir pendant quelques fractions de secondes, un souci étroit étant porté au cadrage qui montre tantôt les femmes de dos et tantôt leur visage uniquement, contrairement aux hommes. Serait-ce qu’il s’agirait d’éviter un « voyeurisme » malsain à l’égard des seins des femmes jeunes et adultes ? Peu probable, car le film ne montre quasiment que des hommes et femmes âgés – et des enfants. Ne serait-ce pas plutôt l’œuvre d’une censure bigote (« cachez ce sein que je ne saurais voir »), influencée peut-être par le protestantisme anglo-saxon ? En tout cas cette étrangeté, qui peu à peu procure aux spectateurs un malaise indéfinissable comme devant un spectacle étrangement artificiel, exprime un réel mépris pour le mode de vie réel de ces gens, qui n’est pas sans rappeler les violences faites par les colonisateurs européens dans tous les pays où les colonisés vivaient nus, les forçant à s’habiller, à cacher seins et sexes, et allant jusqu’à masquer ces organes honteux dans les images diffusées en Europe de ces « peuplades ». Est-on vraiment si loin que ça de l’« instrumentalisation paternaliste » ?
Alain Dubois
9 février 2025
Publication simultanée dans Mediapart
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