L'Herbu

Le blog d'Alain Dubois, Saturnin Pojarski et Augustin Lunier

Trois Terribles Tigres. 2. La science

Lucien Jonas (1880-1947), Savants, 1912

Lucien Jonas (1880-1947), Savants, 1912

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La science est au cœur des débats actuels sur les risques d’effondrement bio-géo-climatique et civilisationnel. En fait, il existe plusieurs formes de sciences, qui interdisent de parler de « la science » en général : fondamentale ou appliquée, descriptive ou expérimentale, structuraliste ou historique, réductionniste ou globale, etc. De plus, « la science » n’existe pas en dehors des acteurs qui la font vivre, et qui sont nombreux. Il est donc utile de se pencher sur ce qui distingue la science des autres modes d’information et de connaissance.

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1. Introduction

Depuis des décennies, tout est fait par les gouvernements et les médias dominants pour que la perspective d’un effondrement civilisationnel à court ou moyen terme passe pour du « catastrophisme », s’appuyant sur des rumeurs ou fake news destinées à imposer aux populations une « écologie punitive » que ne justifieraient nullement les informations disponibles. Il est donc utile de revenir sur la différence qui existe entre les informations scientifiques et toutes les autres formes d’information.

La science n’a pas toujours existé. Elle s’est peu à peu construite en se dégageant progressivement des croyances traditionnelles, des religions révélées, de la magie, de l’astrologie, de la scholastique et de la philosophie, en élaborant ses méthodes et ses concepts, en développant ses techniques. Elle se distingue de tous ces domaines de manières diverses mais avant tout par le fait que c’est une entreprise collective. Elle ne découle pas des affirmations de « messies » ou autres « prophètes », elle ne se réfère pas à un dogme. Certes, dans notre monde hollywoodien, les historiens et philosophes des sciences, sans parler des vulgarisateurs et journalistes, mettent surtout l’accent sur les « génies » qui ont fait faire des « bonds en avant » à nos connaissances, mais ceux-ci ne seraient rien s’ils ne faisaient pas partie d’un réseau international et séculaire de chercheurs qui, peu à peu, ont construit l’architecture de faits, hypothèses, théories, paradigmes, au sein de laquelle les nouveautés s’insèrent – ou que parfois elles contribuent à remettre en cause et à bouleverser. En science comme en politique ou dans bien d’autres domaines, le rôle des individus ne doit pas être surestimé. C’est parce que toute nouvelle hypothèse, toute découverte, toute théorie, est soumise à la confirmation ou à la réfutation de l’ensemble de la communauté scientifique. Les erreurs, les fraudes, peuvent échapper pendant un temps plus ou moins long à cette communauté, mais finissent presque toujours à terme par être trouvées et corrigées. L’expression « presque toujours » est toutefois importante : à chaque moment de l’histoire des sciences, celles-ci comportent toujours une dose plus ou moins grande de croyances non fondées. Et toutes les « grandes découvertes », attribuées à quelques « grands noms » de la science, si elles n’avaient pas été faites par eux, auraient fini, plus ou moins tôt, par l’être par d’autres – quand elles ne l’avaient pas déjà été, parfois depuis longtemps, mais étaient passées inaperçues, parfois parce qu’elles étaient « en avance » sur leur temps.

La puissance de l’approche et des méthodes de la science (car il y en a plusieurs) a surpris les scientifiques eux-mêmes, non seulement pour décrire, connaître et comprendre le monde, mais encore pour intervenir dans celui-ci. De nos jours, les termes de science et de technique sont souvent employés comme des synonymes, pour désigner la multitude de moyens qu’ont les humains pour comprendre puis modifier le monde et atteindre certains buts qu’ils se donnent, mais il s’agissait en fait de domaines bien distincts au départ. Beaucoup de techniques ont été inventées et améliorées de manière empirique, avant que soient vraiment comprises les raisons pour lesquelles elles fonctionnaient. En revanche, et notamment lors du dernier siècle, les chercheurs n’ont consacré qu’une proportion restreinte de leur travail à connaître le monde, privilégiant la mise au point de techniques de plus en plus puissantes pour agir sur la matière, la biologie et l’environnement – mais souvent sans comprendre les conséquences de ces actions dans d’autres domaines que ceux visés. Ils ont été pour cela plus qu’encouragés par « la société ». De plus en plus, dans le monde entier, les chercheurs sont soumis à un contrôle croissant de leur activité, de la part de l’État pour les universitaires et autres employés de celui-ci, et des entreprises privées pour tous les autres : la gouvernance de la science n’a jamais été aussi étroite et inféodée à des impératifs de rentabilité économique, ou des besoins militaires, policiers, de surveillance et de contrôle des citoyens.

Les chercheurs ont beaucoup tardé à reconnaître le rôle qu’on leur faisait jouer. Ils sont longtemps restés bercés d’illusions comme celle de la « liberté académique » des chercheurs d’effectuer les recherches qu’ils choisissent, de publier leurs résultats avec le seul contrôle de leurs pairs, de n’être à la botte d’aucun pouvoir. De plus, ils restent pour beaucoup, quoique de moins en moins, convaincus du rôle intrinsèquement progressiste de « la science » en soi, et même de l’illusion du « progrès » sous toutes ses formes, y compris ceux de la « croissance » économique, démographique, technologique, et n’envisagent pas que la science ne puisse, en définitive, que jouer un rôle positif dans l’évolution positive de la société humaine – toutes les erreurs et catastrophes ne pouvant venir que des politiques ou des citoyens eux-mêmes.

C’est pourquoi ils ont eu beaucoup de mal à comprendre que nous sommes entrés dans l’anthropocène, et que l’activité humaine, notamment technologique donc tributaire de la science, puisse jouer un rôle nocif dans notre société et notre environnement.

 

2. Qu’est-ce que la science ?

    Qu’elle soit considérée comme la source de tous nos maux ou comme la solution miracle à ceux-ci, la science fait l’objet d’un intérêt considérable dans notre société. Les journaux et magazines, les médias audiovisuels, les réseaux sociaux y consacrent une partie importante de leurs contenus, des termes comme « technoscience » ou « science participative » apparaissent de plus en plus dans les contextes les plus divers, certains chercheurs sont devenus des personnages médiatiques… Dans ces conditions, il est légitime de se poser la question : « Qu’est-ce que la science ? ». Des multitudes de philosophes et de chercheurs ont écrit des multitudes de pages sur cette question, et mon propos ici n’est d’en proposer ni un survol ni une synthèse, mais d’exprimer brièvement le point de vue d’un biologiste au « siècle des extinctions » face à certaines questions d’actualité ou quelques idées partagées par un grand nombre : par exemple qu’il n’y aurait de science qu’expérimentale, quantitative ou théorique.

Dans un premier temps, commençons par questionner le fait qu’il existe un domaine unique qui mérite le terme de science. Il y a à coup sûr des sciences, mais celles-ci peuvent se distinguer de diverses manières, notamment par leurs buts, leurs méthodes et leurs acteurs.

 

2.1. Les buts

La distinction par les buts paraît particulièrement importante. Ce n’est pas pour rien que depuis longtemps les chercheurs distinguent « science fondamentale » et « science appliquée », récemment étrangement rebaptisée « finalisée », comme si la connaissance du monde n’était pas une « fin » digne de ce nom. Tout est fait depuis quelques décennies, par exemple dans l’optique du processus de Bologne, pour gommer la différence entre les deux, selon le principe confusionnel bien utile, « tout est dans tout et réciproquement » : on nous explique que la distinction n’est pas pertinente car il existe de nombreuses passerelles entre les deux domaines, ce qui est un truisme – mais en fait le but de la manœuvre est de détourner une grande partie des budgets et des postes de la recherche fondamentale vers l’appliquée, mais jamais dans l’autre sens…

Même dans ces deux catégories, il existe des sous-catégories (qui bien entendu sont elles aussi en interaction). Les sciences fondamentales s’attachent à inventorier et décrire, analyser et comprendre, et expliquer le monde, et ceci tout d’abord dans le but « désintéressé » ou « gratuit » de connaître et comprendre celui-ci, sans envisager a priori une application concrète particulière de ces connaissances, qui peut ou non avoir lieu. Les sciences appliquées en revanche sont au service de buts concrets, souvent présentés comme des besoins de l’ensemble de la société, ce qui est loin d’être toujours le cas.

 

2.1.1. Les sciences fondamentales

2.1.1.1. Inventorier et décrire

Ce type de science cherche à répondre aux questions fondamentales « Quoi ? », « Où ? » et « Quand ? ». C’est le point de départ de toute science : mettre de l’ordre dans le cosmos afin de pouvoir éventuellement le rendre ensuite intelligible. Avant d’étudier, analyser et expliquer le monde, il faut savoir de quoi il est composé, ce qui existe, que ce soient des « objets » ou « entités » (p. ex., les étoiles, les atomes, les molécules, les espèces, les écosystèmes, les sociétés, les civilisations, les langues), des « phénomènes » ou « processus » (p. ex., la photosynthèse, la métamorphose, la croissance) ou des « faits » ou « événements » (p. ex., les extinctions). Toutes sortes de méthodes peuvent être employées dans ce domaine. Elles ont en commun le fait qu’elles ne font que rarement appel à la méthode hypothético-déductive (formulation d’hypothèses testables, puis test de celles-ci, faisant souvent appel à l’expérimentation et à la quantification), mais bien plus souvent à l’observation (selon des méthodes standardisées et répétables, par exemple la méthode comparative en biologie de la diversité et de l’évolution). C’est pourquoi, sauf à exclure ces disciplines de la science, il semble qu’une définition des sciences ou de la science devrait exclure tout emploi de termes comme « expérimental », « quantifiable », etc.

 

2.1.1.2. Analyser et comprendre

Il s’agit ici de répondre aux questions de type « Comment ? ». Que se passe-t-il dans la boîte noire ? Comment se désintègrent les éléments radioactifs, comment fonctionne le climat, comment sont apparues les espèces ou les civilisations et comment elles s’éteignent ou s’effondrent, comment fonctionnent le code génétique, le cycle de Krebs, le contrôle hormonal de la reproduction ou de la métamorphose… L’étude de ces questions fait beaucoup (mais pas uniquement) appel à l’expérimentation et à la quantification (mesure et calcul). Elle aboutit à la formulation d’hypothèses ponctuelles, de modèles explicatifs ou de théories plus ou moins globales. C’est le domaine de prédilection des sciences de la matière (physique, chimie, etc.) et d’une partie, mais une partie seulement, de la biologie, dite réductionniste (biochimie, physiologie, etc.). Il s’agit de décomposer des phénomènes complexes en phénomènes plus simples afin de pouvoir mettre en évidence des « lois », considérées universelles et répondant à la caractérisation aristotélicienne fondamentale de la science : « il n’y a de science que du général ». C’est ce que la plupart des gens, des scientifiques et des philosophes ont longtemps appelé « la » science. Elle repose sur une conception déterministe étroite de la causalité, qui concerne les causes proximales ou immédiates. Les résultats de ces types de recherches permettent d’effectuer des prévisions, qui pourront être mises à profit dans les domaines appliqués de la science. De telles prévisions ne sont toutefois possibles que dans certains cas, lorsque les objets étudiés partagent une « essence » commune, comme c’est le cas pour les éléments de la table de Mendeleiev, mais ne s’appliquent pas toujours. Elles sont notamment inopérantes pour beaucoup des caractéristiques des espèces vivantes issues d’une évolution : ce qui a été mis en évidence chez « la » souris ne se retrouve pas nécessairement chez « la » drosophile, Drosophila melanogaster ne partage pas tous ses caractères avec Drosophila simulans, et les différences constatées ne s’expliquent par aucune « loi » générale et prédictive.

 

2.1.1.3. Expliquer

Il s’agit là de répondre aux questions de type « Pourquoi ? ». Non pas dans le sens métaphysique ou théologique du terme, mais dans le sens trivial des questions que posent les enfants et qui ont le don d’énerver les adultes (qui se contentent en général de répondre d’un ton excédé : « Parce que c’est comme ça »), du type : « Papa, pourquoi est-ce qu’il y a des arbres ? ». Les « philosophes des sciences » qui nous expliquent que ce sont là des questions en dehors du domaine de la science se trompent lourdement : c’est que ce qu’ils appellent « science », ce sont les disciplines réductionnistes, c’est-à-dire avant tout les sciences de la matière et du fonctionnement des êtres vivants (entre parenthèses, je me garderai de parler de « la Vie », qui, pour le coup, est un terme métaphysique). Il n’y a certes pas de réponse scientifique à des questions d’enfants telles que « Pourquoi est-ce qu’il y a des galaxies, ou des atomes ? » ‒ les seules réponses que les sciences peuvent apporter à ce type de questions sont du type « Comment ? », comment sont apparues les galaxies, les atomes... Mais il existe une réponse scientifique à la question « Pourquoi est-ce qu’il y a des arbres ? » : c’est que toutes les plantes sont en compétition pour l’accès au rayonnement solaire qui leur permettra d’effectuer la photosynthèse indispensable à leur vie, et que celles qui s’élèvent au-dessus des autres sont avantagées par la sélection. Cette réponse concerne le « Pourquoi ? » mais pas le « Comment ? » (comment sont apparus, se développent et fonctionnent le bois, l’écorce, etc.), qui relève de la discipline précédente.

Les questions de type « Pourquoi ? » ont un sens en science, mais seulement dans un domaine particulier, celui de la diversité du vivant, la fameuse « biodiversité » dont tout le monde parle à tort et à travers et dans plusieurs sens très différents. Ce qui caractérise la biodiversité et l’oppose à la plupart des autres composants du réel (mais pas tous) est qu’elle n’est ni le résultat d’une causalité déterministe stricte, ni d’une téléologie, mais d’un processus, l’évolution, qui est soumis à deux types de causalités opposées, que Jacques Monod a appelées « le hasard et la nécessité », c’est-à-dire, pour faire simple, la mutation et la sélection naturelle. La mutation est aléatoire et aveugle, tandis que la sélection, qui agit à de nombreux niveaux, semble donner une « direction » à l’évolution ‒ mais n’st jamais « parfaite », le hasard y intervenant aussi. Trois paramètres fondamentaux interviennent dans l’existence et le maintien des organismes vivants dans le monde : leur reproduction, leur développement et leur adaptation. Les causes dont il s’agit ici sont des causes ultimes ou terminales. En raison de l’interférence de ces deux modes de causalité, une des particularités de l’évolution est son imprédictibilité : elle ne peut être reconstruite et modélisée qu’a posteriori, à la vue de ses résultats, mais elle n’obéit à aucune loi générale du type de celles de la physique ou de la physiologie. Comme Stephen Gould l’a bien souligné, contrairement au développement d’un organisme (ontogenèse), l’évolution des espèces (phylogenèse) n’obéit à aucun programme et n’était pas écrite à l’avance. Pour son étude, la démarche expérimentale est rarement applicable ou pertinente. Et la réponse à la question « Pourquoi ? » y est souvent provisoire et modifiable en fonction de nouvelles données ou approches théoriques.

C’est sans doute une des raisons pour lesquelles pendant longtemps la plupart des philosophes des sciences, qui étaient des philosophes de la physique, ont ignoré complètement son existence : ils croyaient que les espèces vivantes correspondent à des « essences immuables », comme les atomes de la table de Mendeleiev. Et c’est aussi pourquoi la plupart des analyses épistémologiques intéressantes et pertinentes dans ce domaine ont longtemps été produites par des biologistes (comme Ernst Mayr), et non pas par des philosophes ou même des historiens des sciences. La situation dans ce domaine a mis longtemps à changer, avec le développement d’une épistémologie spécifique de la biologie, et notamment de la biologie comparative et évolutionniste.

Ces survols rapides et superficiels des trois domaines de la science fondamentale montrent qu’il existe des différences profondes entre eux, qui rendront difficile la formulation d’une définition générale de « la science ». Cette situation se complique encore lorsqu’on prend en considération le deuxième grand volet de « la science », celui des sciences appliquées.

 

2.1.2. Les sciences appliquées

    Celles-ci sont de plus en plus désignées actuellement par le terme de technosciences (également employé au singulier), mais ce sont en fait bien souvent tout simplement des « technologies », pas des sciences. Elles ne partent pas d’une question théorique sur les caractéristiques du monde, mais d’une question pratique, parfois même simplement économique : comment dépister le sida ou guérir un cancer, comment produire du maïs ou du lait, ou comment en produire plus ou de manière plus rentable, comment augmenter les marges de profits des industriels, comment construire un barrage, envoyer une fusée vers Mars, détruire une ville et tous ses habitants en une seule explosion, etc… Elles aboutissent à la mise au point ou l’amélioration d’objets, matériaux, équipements, procédés et techniques, destinés à un usage précis. Elles sont ainsi à l’origine d’échanges fertiles entre sciences et technologies, par exemple fabriquer un microscope qui, utilisé au laboratoire, permettra une nouvelle vision du réel, qui à son tour ouvrira la voie à de nouvelles applications… Toutefois, comme elles sont centrées sur des perspectives ciblées, l’invention y prend le pas sur la découverte : elles ne trouvent en général que ce qu’elles cherchent et même évitent parfois de « voir » ce qu’elles ne cherchent pas. Cet aveuglement peut exister aussi, il est vrai, en recherche fondamentale. Néanmoins c’est bien souvent cette dernière qui est à l’origine des découvertes inattendues – y compris, paradoxalement, celles qui ont des conséquences importantes dans les domaines techniques.

C’est en général de technoscience que parlent les médias, écrits comme audiovisuels, dans leurs « pages sciences », et c’est ce que beaucoup de citoyens entendent aujourd’hui par ce dernier vocable. Bien entendu, il existe une partie « science » dans cette activité, qui correspond à la question « Comment ? » telle que formulée ci-dessus. Les travaux de recherche appliquée permettent ainsi de temps en temps, de manière quasi anecdotique par rapport à leur but propre, de répondre à des questions de science fondamentale. Pourtant la partie « science » de cette activité est en général réduite à la portion congrue, pour ne pas dire glissée sous le tapis, pour donner la part belle à la partie « technique ». Comment expliquer autrement, en effet, que la majeure partie des investissements humains et matériels y soient au service de la question « Comment atteindre tel but ? », non seulement sans se préoccuper ou fort peu du fondement éthique, social ou économique de ce but (toutes questions qui ne sont pas proprement scientifiques mais morales ou politiques), mais surtout sans prendre en compte les autres connaissances et surtout ignorances scientifiques dans ce domaine : par exemple se donner à grands frais les moyens d’insérer un morceau d’ADN dans un génome d’organisme génétiquement modifié sans prendre en compte le fait que nous ignorons encore énormément de choses sur le fonctionnement des génomes et leurs interactions avec le reste des molécules, des cellules et des organismes, et sur la possibilité qu’une fois inséré dans le nouveau génome ce morceau d’ADN fasse « autre chose » que ce qu’on lui a demandé de faire ‒ par exemple induire un cancer. Les technosciences sont de plus en plus souvent contraintes d’étudier les artefacts résultant de leur propre activité, et qui ont considérablement modifié et augmenté les capacités humaines de modification du monde, pour le meilleur et bien souvent pour le pire.

Toutes ces considérations indiquent que la recherche d’une définition commune à l’ensemble des « sciences » évoquées ci-dessus n’est pas une question simple.

 

2.2. Les méthodes

Une meilleure approche consisterait-elle à partir non pas des buts mais des méthodes ? Les exemples de la méthode hypothético-déductive ou de la méthode expérimentale, évoqués ci-dessus, qui ne s’appliquent qu’à une partie des sciences, indiquent que ce n’est pas non plus facile. Quid du terme « rationnel » ? Quelle définition indépendante en donner ? Certes, science s’oppose à croyance, à foi, à principe d’autorité. Mais dire alors que la science est rationnelle est largement tautologique, cela revient à dire que la science est scientifique (ce qui est loin de signifier que les chercheurs, qui sont des êtres humains, agissent en permanence de manière rationnelle, y compris dans leur activité de chercheurs).

La démarche scientifique part d’un postulat, celui de l’objectivité du monde comme condition à partir de laquelle la science est possible. A partir de là, une grande diversité de méthodes existe pour en produire une analyse rationnelle. Deux éléments toutefois sont d’une importance particulière pour pouvoir qualifier une démarche de scientifique.

Le premier est la répétabilité (des observations, expériences, analyses, conclusions) par des chercheurs indépendants utilisant la même méthodologie à partir des mêmes objets, processus ou phénomènes. Une démarche s’appuyant sur la subjectivité de l’observateur ou de l’acteur, quelle que soit son efficacité ou sa fécondité éventuelle en termes d’action (par exemple thérapeutique ou agronomique), n’est pas scientifique.

Le deuxième est la réfutabilité des hypothèses ‒ puisque, comme y ont insisté certes Karl Popper, mais déjà avant lui Claude Bernard, il n’existe pas de démonstration définitive en science, mais seulement des théories provisoires qui ne subsistent que tant qu’elles n’ont pas été réfutées. Une affirmation péremptoire d’une « vérité évidente » mais non testable n’est pas scientifique, et la formule « c’est évident », prisée par les Trump comme par de nombreux propagandistes, n’a pas sa place en science. Bien entendu, ceci ne signifie pas que chaque travail de recherche doive être refait dix fois par dix chercheurs indépendants avant que ses conclusions puissent être acceptées par la communauté scientifique. Mais chaque travail doit être potentiellement réfutable, ce qui signifie que ses prémisses (les questions posées au départ), son matériel, ses techniques et méthodes, ses résultats et les raisonnements qui mènent de ces résultats à des conclusions (théories, modèles, hypothèses ou simplement nouvelles questions), et éventuellement les conflits d’intérêt concernant leurs auteurs, doivent être clairement explicités dans le travail, de manière à pouvoir être à nouveau testés ou pris en compte si nécessaire.

 

2.3. Les acteurs

 

La science est produite avant tout par des « chercheurs » ou « enseignants-chercheurs » professionnels, travaillant dans des institutions de diverses natures, les unes publiques (universités, instituts, fondations, académies, muséums, etc.) et les autres, encore plus diverses, privées, mais elle peut l’être également par des individus, simples « citoyens » ou « groupes de citoyens », dans la mesure où ceux-ci sont insérés par leurs connaissances et leur pratique au sein de la « communauté des chercheurs », et reconnus comme tels par au moins une partie de ces derniers (par exemple qui acceptent après examen de publier leurs travaux dans des périodiques scientifiques).

Pour définir la science, la notion de communauté de spécialistes paraît en effet particulièrement féconde et incontournable. Le terme de « spécialiste » n’a rien de dépréciateur, il est la reconnaissance d’une compétence, de la maîtrise d’un corpus de travaux antérieurs, de concepts, techniques et méthodes, de terminologies, de données, d’hypothèses, modèles, théories – et de réfutations de ces hypothèses, modèles et théories. « Spécialiste » ne signifie « que » cela (et non pas la profession ou la place sociale de la personne), mais cela signifie certainement cela, et c’est à cette aune que doit être accordé le statut de « pair » au sein d’une discipline. Il existe certes, comme dans tous les domaines de l’activité humaine, des scientifiques professionnels tout à fait incompétents, tout comme des amateurs ou « citoyens » très compétents dans un domaine scientifique – mais les deux propositions contraires sont également vraies. Dans la mesure où ils se donnent les moyens d’acquérir la formation adéquate, et acceptent de confronter leurs résultats, hypothèses et conclusions, de « simples citoyens » peuvent pleinement participer aux progrès des connaissances, notamment dans les domaines appliqués, dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui la « recherche participative ». Ce faisant ils jettent parfois un regard critique sur certains présupposés partagés, sur certaines rigidités, qui ne peut être que bénéfique, notamment lorsqu’ils soulèvent des questions éthiques ou sociales. Par ailleurs, dans certains domaines, les « amateurs » peuvent constituer un contingent humain non négligeable. Les États ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui tendent de plus en plus à déléguer une partie de la recherche fondamentale, par exemple dans les domaines de la biodiversité ou de l’astronomie, à des « bénévoles », ce qui leur permet d’effectuer des économies, voire des coupes, sur les salaires et budgets des professionnels ‒ reléguant aux oubliettes le proverbe pourtant immémorial « tout travail mérite salaire ».

La compétence ainsi définie se limite pour chacun au domaine de « la science » pour laquelle il a fait l’effort d’acquérir ces connaissances et démontré sa capacité à le faire. Elle n’est pas généralisable, contrairement à l’image du « savant universel » que vulgarisent les médias : ce n’est pas parce qu’un chercheur a reçu le prix Nobel de physique que cela lui donne la moindre légitimité pour parler des conséquences biologiques des radiations, ou qu’il a été ministre qu’il est qualifié pour parler de tout et de rien. Dans un domaine autre que celui de sa compétence reconnue par ses pairs, le chercheur n’est qu’un citoyen lambda et il n’exprime qu’une « opinion » qui n’est pas plus intéressante ou respectable a priori que celle des autres citoyens.

La compétence dans un domaine scientifique se mesure entre autres à la maîtrise d’une terminologie propre à ce domaine, qui n’est ni une coquetterie ni une volonté de s’isoler des citoyens vulgaires dans une tour d’ivoire, mais l’expression d’une maîtrise des concepts, techniques, connaissances et problèmes dans un domaine donné. Cette constatation donne tout son poids à cette remarque de Bertrand Russell sur le fameux « bon sens » ou « sens commun », tant valorisé par les manipulateurs d’opinion : « Nul ne veut remettre en cause le langage du sens commun, qui nous fait dire que le soleil se lève et se couche. Mais les astronomes préfèrent employer un langage différent, et je prétends qu’un langage différent est préférable en philosophie. (...) J’en conclus que le sens commun, qu’il emploie les mots dans un sens correct ou incorrect, ignore complètement ce que sont les mots. J’aimerais pouvoir croire que cette conclusion devrait le laisser sans voix. »

L’importance de cette question de la terminologie est souvent négligée, notamment parce que beaucoup de disciplines emploient des termes du langage commun pour désigner des concepts propres à la discipline, ce qui peut donner l’illusion aux non-spécialistes que ces termes peuvent être compris intuitivement, par simple recours au bon sens. Mais une « famille » en anthropologie ou en démographie n’a rien à voir avec une « famille » de Coléoptères ou avec une « famille » de protéines. Ce type de problèmes existe également au sein des disciplines, parfois entre sous-disciplines très proches. Comme l’a souligné Ernst Mayr, bien des « polémiques scientifiques » de l’histoire des sciences ont pris leurs racines dans des méprises sur le sens des termes. La solution la plus claire à ce problème serait l’abandon en interne par toutes les disciplines de tous ces termes du langage commun et leur substitution par des néologismes spécifiques strictement définis, mais elle se heurte nettement au conservatisme terminologique très fort des scientifiques (particulièrement anglo-saxons) et à leur refus de ce qu’ils appellent « jargon », notamment les termes dérivés de racines classiques grecques ou latines, qui étaient la règle dans les deux premiers siècles de développement des sciences. Mais ces problèmes contribuent largement à la difficulté, non seulement de la communication entre les chercheurs et les citoyens (qui peut se résoudre par l’emploi par les premiers en externe d’une terminologie plus approximative, simple et intuitive), mais encore des dialogues scientifiques interdisciplinaires et, partant, à la constitution de « la science » en un corpus unique de savoir.

Quelques mots doivent enfin être dits de la conception « militaire » ou « spencérienne » de la science défendue par certains théoriciens comme Bruno Latour, pour qui la science se résume à un combat entre chercheurs pour faire prévaloir, souvent par des moyens fort éloignés de la recherche de la connaissance, leurs points de vue, leurs méthodes, leurs conclusions. Cette dimension existe certes, et elle est même devenue très importante aujourd’hui. Mais son exacerbation actuelle est indéniablement un produit direct de la période de pourrissement du capitalisme que nous vivons, comportant rupture des liens sociaux, compétition acharnée et écrasement du voisin. Elle se traduit aujourd’hui par une course à la prétendue originalité et au « record », puisque de nos jours, pour attirer l’attention, une étude ou un projet doit parler du « plus grand » dinosaure, incendie, tsunami ou trou noir, de l’insecte « le plus rare », du milieu « le plus hostile », du fossile « le plus ancien » – pourquoi pas « le plus jaune » ou « le plus banal » ? Elle s’appuie sur une prétendue « évaluation » des travaux et chercheurs menée de manière principalement quantitative et aveugle, et sur une prétendue « excellence », exacerbée lors des nombreuses « distributions des prix » (Nobel, de l’Académie des Sciences, etc.) qui se sont multipliées dans les dernières décennies, et qui rappellent la culture du sport d’origine anglo-saxonne et les oscars et palmes du monde du spectacle. Elle tend à avaliser l’idée que la science n’avancerait que grâce aux travaux de quelques « génies », et rejette dans l’ombre les milliers de tâcherons et soutiers de la science, corvéables à merci et jetables comme des kleenex, dont l’accumulation des « petites pierres » rend pourtant seule possibles les « grandes synthèses » et les « illuminations géniales ». En réalité, cette approche sous-tend la « prise en main » de plus en plus étroite de la recherche par l’État et ses alliés ou commanditaires. Celle-ci s’effectue sous la forme du « pilotage » de la recherche par des instances auto-désignées et par le biais de l’attribution des moyens matériels à travers des « appels d’offres » et « grands programmes » établis en amont, et souvent au service d’intérêts commerciaux, financiers, politiques, policiers ou militaires.

Cette conception et cette pratique de la science résultent d’une perversion lamentable du projet exemplaire des Lumières d’établir une connaissance universelle, par et pour tous les êtres humains, dans lequel la « liberté académique » des chercheurs jouait un rôle central. Cette conception et cette pratique sont actuellement fortement menacées, comme en témoignent notamment, mais pas seulement, les attaques du gouvernement étatsunien depuis le deuxième couronnement de Trump. Pour cette raison, s’il fallait donner une définition globale de « la science », il faudrait donner nettement la prééminence à sa dimension collective et coopérative par rapport à sa dimension compétitive et souvent manipulatrice. Elle pourrait comporter les éléments suivants : « La science est un corpus collectif de travaux, de concepts, terminologies, techniques et méthodes, de données, d’hypothèses, modèles, théories – et de réfutations de ces hypothèses, modèles et théories, partagé par une communauté de spécialistes se reconnaissant comme pairs et collaborant pour faire avancer cette connaissance du monde objectif, laquelle reste toujours provisoire. La rationalité, la validité et l’universalité de cette connaissance s’appuient sur deux caractéristiques fondamentales de la science : la répétabilité des observations, expériences, analyses et conclusions par des chercheurs indépendants, et la réfutabilité des hypothèses et théories admises collectivement à un moment donné de l’histoire de la science. La science est organisée en disciplines distinctes (étudiant des objets et phénomènes déterminés) qui, notamment parce qu’elles emploient des méthodes, concepts et terminologies largement différents, ont souvent du mal à communiquer entre elles de manière pertinente et féconde, et pour l’instant interdisent de parler de ‘la science’ comme d’un savoir unique et intégré. »

La tentative de définition qui précède concerne avant tout les sciences de la matière et des organismes. Elle ne s’applique que partiellement au domaine des « sciences de l’homme » ou « sciences humaines et sociales », qui comporte un ensemble très vaste et diversifié de disciplines étudiant la réalité humaine sur les plans individuel et collectif, historique et géographique, et qui sont en interaction avec des domaines comme la psychologie, la psychanalyse ou le marxisme qui ne sont pas habituellement considérées comme des sciences. Cette question complexe n’est pas discutée ici.

 

3. Quelques autres considérations concernant la science

3.1. Science et complexité

La science s’est progressivement dégagée de l’idéologie et de la philosophie à partir du moment où elle a commencé à aborder l’analyse de la réalité complexe et multiple en y distinguant des composantes plus simples et délimitées, permettant une appréhension et une description plus précise des phénomènes, et la mise en évidence de « facteurs » isolés et de relations causales entre des faits observés. Cette approche analytique s’est avérée extrêmement féconde, aussi bien pour les sciences fondamentales que pour les sciences appliquées. Toutefois elle a eu un défaut important : la « réalité » qu’elle permettait de décrire et comprendre était dans bien des cas une réalité théorique et « fantasmée ». En effet, dans le monde réel, la plupart des « facteurs » ainsi mis en évidence n’existent pas isolés, ils sont en interaction constante, et ces interactions modifient leurs fonctionnements et conséquences. La complexité du réel défie toutes les analyses isolées de ses composantes. Celles-ci ne sont pas juxtaposées de manière inerte, elles ne s’additionnent pas mécaniquement : leurs interactions modifient leur nature et leurs effets. Qu’il s’agisse des interactions entre traitements médicamenteux et autres au sein d’un organisme malade, ou entre les molécules introduites dans les sols et plantes en agronomie, le résultat final, le « tout », est différent de la simple somme de ses parties. Souvent, les effets de toutes les molécules introduites dans un organisme ou un milieu ne peuvent être déduits de l’étude des effets isolés de chacune de ces composantes. L’approche scientifique réductionniste habituelle de la science ne convient pas pour penser et comprendre bien des phénomènes réels. Or l’approche holistique, prenant en compte l’ensemble des phénomènes et leurs interactions, est bien plus difficile, longue et coûteuse. Ce n’est qu’à partir du milieu du 20e siècle que la complexité des phénomènes réels, notamment écologiques et médicaux, a commencé à être constatée, bien souvent à l’occasion de catastrophes sanitaires ou environnementales.

De bons exemples de ces phénomènes sont fournis par la déforestation, la surexploitation des espèces animales ou végétales, ou leur destruction délibérée dans un but précis, ayant des conséquences inattendues sur l’ensemble d’un écosystème ou le climat, comme la prolifération d’autres espèces ou la modification des sols ou du cycle de l’eau. Ainsi, il peut paraître étrange a priori que la vente de cuisses de grenouilles congelées en supermarchés en Europe ait entraîné des pénuries alimentaires en Inde où ces animaux n’étaient pas consommés. Le processus peut être schématisé comme suit : les lois de protection des espèces en Europe ont rendu plus difficile l’exploitation des populations naturelles de grenouilles pour la consommation des cuisses, et ont augmenté leur coût pour les consommateurs ; le développement du surgelé et de chaînes du froid internationales ont permis de se tourner vers des populations de grenouilles dans des pays lointains comme l’Inde, où l’absence de telles lois et le faible coût de la main d’œuvre (ramassage nocturne dans les rizières par des enfants) ont permis leur surexploitation et leur vente à bas prix dans nos supermarchés ; la chute des populations de grenouilles dans les rizières y a entraîné la prolifération de « nuisibles » comme les crabes, se nourrissant des jeunes pousses de riz et réduisant gravement la productivité des plantations ; pour remplacer les crabes, les paysans ont répandu dans les rizières des quantités croissantes de pesticides ; les rongeurs ont accumulé ces pesticides dans leurs tissus ; ces pesticides ont rendu les rapaces se nourrissant de ces rongeurs stériles ; moins chassées, les populations de rongeurs ont augmenté ; leur prolifération a entraîné une augmentation de la destruction de produits agricoles, notamment de graines et farines de céréales ; ce processus n’a pu être freiné que par la promulgation de lois réduisant ou interdisant l’exploitation et l’exportation de grenouilles. Des milliers d’autres exemples du même acabit pourraient être donnés.

Un autre aspect longtemps méconnu des phénomènes environnementaux complexes est celui des « boucles de rétroaction » (feedback), pourtant identifié depuis longtemps en biologie, notamment en physiologie. Il s’agit d’un processus entraînant en retour le renforcement (rétroaction positive) ou la réduction (rétroaction négative) du processus initial lui-même. Par exemple, le réchauffement climatique provoque la fonte du pergélisol arctique, ce qui entraîne la libération du dioxyde de carbone (CO2) et du méthane (CH4) piégés dans le sol, ce qui à son tour accentue le réchauffement climatique planétaire.

Aujourd’hui, notamment en médecine et dans l’étude des écosystèmes, des climats et de la biodiversité, l’approche réductionniste est de plus en plus remplacée par une approche globale, s’appuyant sur de grandes quantités de données recueillies et analysées dans des domaines divers par de nombreuses équipes de recherche regroupées dans des structures internationales et pluridisciplinaires comme l’OMS pour la santé, le GIEC pour le climat ou l’IPBES pour la biodiversité.

 

3.2. Les questions orphelines

Une approche globale des phénomènes écologiques ou climatiques n’est toutefois possible que si des informations scientifiques fiables sont disponibles dans tous les domaines concernés, donc si les questions pertinentes ont été posées en amont par la communauté scientifique. Le nombre de questions scientifiques « orphelines », c’est-à-dire non ou fort peu étudiées, a beaucoup diminué depuis le milieu du 20e siècle, lorsque Barry Commoner et d’autres ont commencé à attirer l’attention sur la gigantesque ignorance qui était alors prévalente sur les questions d’environnement, mais il en subsiste encore. La plus frappante est certainement l’absence de plan mondial pour l’inventaire des espèces vivantes de notre planète, dont nous n’avons encore décrit et nommé qu’une fraction modique (peut-être 20 % ou même bien moins), alors que ces espèces sont engagées dans un processus d’extinction massif et rapide contre lequel, malgré le battage médiatique fait autour des « espèces menacées d’extinction », notre société est en fait inactive, ne s’intéressant qu’aux quelques milliers d’espèces de vertébrés de grande taille, spectaculaires et « proches de l’homme », qui représentent une infime partie de la biodiversité, ignorant quasi totalement les millions d’espèces qui constituent tout le reste de celle-ci et jouent un rôle crucial dans le fonctionnement de la biosphère.

 

3.3. Science et prédiction

Nous assistons aujourd’hui à la remise en cause massive dans nos sociétés malades des données, modèles et théories scientifiques, concernant principalement l’environnement, le climat et la biodiversité, leur état actuel et les prédictions pour leur évolution dans les décennies à venir, et le rôle joué dans cette évolution par les activités humaines et notamment par les techniques massivement développées lors du dernier siècle. Cette remise en cause permanente est effectuée par des acteurs variés, allant de certains médias à des responsables politiques « climatosceptiques » ou plus largement « scientosceptiques ». Elle est pilotée par de puissants lobbies au service des intérêts de la classe sociale capitaliste actuellement détentrice du pouvoir dans tous les pays du monde, ce qui lui permet de contrôler une partie considérable des moyens de communication et de propagande dans toutes les sphères, des médias écrits et audio-visuels traditionnels à une grande partie des « réseaux sociaux ». Ce contrôle est devenu extrêmement étroit et de plus en plus indécelable avec le développement accéléré de l’« Intelligence Artificielle » dans tous les domaines.

Ceci étant, les affirmations et prédictions formulées par les scientifiques doivent-elles être acceptées sans réserves ? Répondre à cette question exige de distinguer ce qui est présenté lors des congrès scientifiques spécialisés et ce qui figure effectivement dans les publications scientifiques proprement dites et dans les synthèses réalisées par des organismes internationaux comme le GIEC ‒ et ce qu’on « leur fait dire » dans les médias. Les données publiées (résultats des recherches sur un sujet) sont très généralement solides, étayées par des faisceaux d’informations décortiquées de manière critique. En revanche, les modèles et prédictions qui s’appuient sur ces données, mais également sur des hypothèses et projections, comportent une irréductible part d’incertitudes. Pour qui sait lire, ces incertitudes sont très généralement formulées de manière très claire dans les textes scientifiques eux-mêmes, mais il n’est rien que les médias, et à vrai dire les citoyens eux-mêmes, détestent plus que les hypothèses et incertitudes, si bien qu’elles se transforment souvent en certitudes et affirmations. Donnons-en un seul exemple. On trouve dans de nombreux articles des ordres de grandeur plus ou moins précis quant au nombre d’espèces animales actuellement menacées d’extinction sur terre, principalement du fait des activités humaines. Or ces nombres sont hautement fantaisistes et même certainement considérablement inférieurs à la réalité, tout simplement parce que nous ignorons combien d’espèces animales sont présentes sur terre, les estimations, s’appuyant sur des méthodes et données différentes, variant entre quelques millions et plus de 100 millions. Tout ce que les données scientifiques nous disent, c’est qu’une partie importante de la biodiversité est en voie d’extinction à l’échelle de quelques décennies, ce qui aura des conséquences négatives majeures pour les sociétés humaines, mais nous ignorons encore presque tout du détail de ces menaces et de leurs conséquences.

Malgré les progrès spectaculaires des connaissances lors des dernières décennies, nous sommes loin de pouvoir effectuer des prévisions solides sur les menaces pesant à moyen termes sur la biodiversité, les écosystèmes et le climat, et donc de proposer des mesures précises à prendre pour réduire les risques. Ces dernières années, parmi les nombreuses catégories de menaces identifiées, l’accent a été mis sur celles liées à l’augmentation des gaz à effets de serre dans l’atmosphère et ses conséquences prévisibles en matière de réchauffement climatique, notamment en Europe. Toutefois des études récentes suggèrent un autre scénario fortement différent, lié à l’accélération de la fonte des glaces arctiques due à l’effet de serre : celui d’un affaiblissement puis d’un renversement de l’AMOC, c’est-à-dire de l’ensemble des courants océaniques complexes dont le Gulf Stream, qui transportent des eaux chaudes de l’équateur vers le pôle Nord, impliquant la possibilité, d’ici quelques décennies, d’instauration dans l’hémisphère Nord d’un nouvel âge glaciaire. L’Europe se dirige-t-elle vers un réchauffement ou un refroidissement climatique ? La question n’est pas encore tranchée, et ce n’est pas dû à des défauts des méthodes scientifiques permettant d’établir des modèles prédictifs, mais à l’insuffisance de données de base sur le climat et le fonctionnement des courants océaniques. Face à de telles incertitudes, il est difficile de préconiser des solutions à long terme pour éviter un effondrement bio-géo-climatique qui pourrait avoir des conséquences drastiques quant au maintien des sociétés actuelles et à la survie de l’humanité elle-même.

 

4. Conclusion

La science n’existe pas en tant que telle, en dehors des acteurs qui la font vivre, et qui sont nombreux : les individus chercheurs eux-mêmes, bien entendu, mais également les communautés scientifiques nationales et internationale, les institutions scientifiques et académiques, les États et les structures qu’ils se donnent pour soutenir mais aussi orienter la science, et enfin la fameuse « société civile » et son « opinion publique », elle-même largement influencée par les médias et autres sources d’information et de propagande. Ce sont ces aspects que je me propose d’explorer dans ma prochaine contribution à cette réflexion.

 

Alain Dubois

20 mars 2025

 

 

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