17 Mai 2020
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Notre Président, en pleine "guerre" contre l'insaisissable covid-19, vient de nous livrer sa conception de la grandeur de la France, une conception très martiale, comme il se doit, à l'ombre du général à qui nous devons une Constitution bonapartiste exemplaire. On peut lui en préférer une autre, celle qu'après Hugo, Jaurès ou leurs pairs défendait il y a plus de 50 ans le biologiste Jean Rostand.
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(... ) Mais je me bornerai à vous avouer que les mots de grandeur et de prestige n’ont pas du tout pour moi le sens qu’on leur donne un peu trop volontiers dans notre République consulaire (…).
Voyez-vous un grand pays, pour moi, ce n’est pas un pays qui détient une force de frappe et se targue de disposer d’assez de mégatonnes pour exterminer en une seconde des millions d’êtres humains... C’est un pays qui fait ce qu’il doit pour ses vieillards, pour ses infirmes, pour ses malades, pour ses enfants. C’est un pays qui a des hôpitaux décents, des logements pour tous, des écoles spacieuses, des professeurs en nombre suffisant, des laboratoires correctement outillés. C’est un pays qui a une recherche scientifique dont la puissance répond au nombre de ses habitants. C’est un pays qui ne prétend pas guider le monde, mais qui (...) ne compte pas sur la charité publique ni sur l’aide des hebdomadaires féminins pour améliorer ses services de cardiologie. C’est un pays qui ouvre toutes grandes les portes de ses Facultés à tous ceux qui sont capables d’y accéder ; c’est un pays qui découvre, qui invente, qui innove (...).
Un grand pays, pour moi, c’est un pays qui vise à se placer parmi les pionniers, non parmi les suiveurs, un pays qui ose prendre conscience de ses faiblesses, de ses lacunes, de ses erreurs, de ses retards ; un pays où les grands buts qu’on se propose sont de faire baisser la mortalité infantile et le taux de la délinquance, où on lutte courageusement, loyalement, contre l’alcoolisme et la misère; un pays où les étudiants sont satisfaits, où les paysans ne murmurent pas, où les prisons ne sont pas trop pleines... C’est un pays sans tribunaux d’exception, où la Justice est respectable et la Constitution respectée ; un pays fier, digne mais modeste, sans jactance ni rodomontade, un pays qui a le sens du possible et la juste notion de ses limites, un pays qui ne se figure pas que tous les problèmes se résolvent à coup de discours, (...), un pays que sa radio, sa télévision, ne soumettent pas au martelage continu d’une propagande sournoise ; où l’opposition peut se faire entendre, et autrement que par des bribes de discours habilement choisies pour faire valoir 1es répliques de la majorité ; un pays dont le destin ne dépend pas d’un seul homme, fût-il de haute taille, un pays qui n’a pas renié le vieil idéal républicain, un pays pour qui la démocratie n’est ni désuète ni suspecte, et pour qui le mot de liberté a encore le sens plénier que nous lui avons connu.
Jean Rostand, 1964
Extraits du discours “La vraie grandeur”, publié dans Quelques discours (1964–1968), Club Humaniste, 1970, et reproduit dans Jean Rostand, un biologiste contre le nucléaire, Berg International, 1992.